Zoé Besmond de Senneville

Le portrait onirique de Zoé Besmond de Senneville

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Il fait chaud dans ce rêve. C’est l’été à Mazagan. Je me promène, en pleine nuit, malgré le couvre-feu, je me promène dans les ruelles de la ville aux pieds de Saint-Sébastien. Des chauves-souris forment des colonnes et des formes noires dans un ciel éclairé par une pleine lune bleue. Tous les Portugais sont partis après avoir brûlé lieux de cultes, maisons hantées, et embarcadères, structures dégradées de pontons flottants construites en bois d’arganier, utilisées pour l'amarrage des bateaux. Ma gandoura est déchirée, au niveau du dos, j’entends des hommes frapper des rats, j’entends le dernier cri des rats, puis le silence de la mort. Des moustiques, trop gros pour être réels, me sucent le sang. Je suis leur cantine nocturne. Je longe les murs, la ceinture d'épaisses murailles. Les maures sont entrés dans la ville. Je leur sers de guide. La redoutable citadelle est une passoire depuis la fuite des Portugais. J’arrive enfin au niveau de la citerne. L’eau est mouvementée. Les colonnes gothiques vacillent. Des reflets de monstres effraient des libellules. Je m’approche, je dépose un genou à terre et je découvre des centaines d’oreilles coupées qui flottent à la surface d’une eau dorée. Un vieil homme assis me dit : elles n’entendent plus. Les soldats de la foi chrétienne et leurs familles sont partis. Cent vingt mille soldats maures encerclent la ville. Ce qu’ils ne savent pas encore, c’est que les quatorze navires qui viennent d’affronter les courants de l’océan pour rejoindre Lisbonne, seront envoyés à l’autre bout du monde. Mes oreilles se décollent et tombent dans l’eau. Je n’entends plus rien mais l’homme poursuit son monologue :  ils resteront bloqués à Belém, dans ce qu’on appelle l’Amazonie portugaise, ils vont se marier, travailler, auront des enfants, s’entretueront, se cacheront, seront enterrés. Ils seront envoyés au Brésil, à Mazagao : les anciens soldats de la foi deviendront colonisateurs et leur installation doit garantir les frontières amazoniennes au royaume portugais. Des pions. Esclaves soumis à l’oligarchie de l’Empire portugais. Ne le dites à personne, je suis juif, vous aussi ? 


Je me réveille. Je suis dans une maison que je ne connais pas. Je regarde par la fenêtre et j’observe des ouvriers qui déplacent une statue en forme de corps, en forme de cœur. Les ouvriers trébuchent, la statue tombe, je comprends qu’elle était faite en marc de café. Je descends les escaliers. Une jeune femme croise mon regard et me dit : qui êtes-vous ? Elle se tient face à moi, dans l’escalier, son regard me traverse comme un rayon d’aube dans une citerne souterraine. Zoé Besmond de Senneville. Elle parle sans émettre un son, et pourtant j’entends. Les mots naissent dans l’eau de mes tempes, traduits par le sang. Elle me dit qu’elle est venue chercher les oreilles flottantes, qu’elle est née du bruit perdu, qu’elle écrit avec les vibrations des pierres. Son souffle est un souffle de sable et de sel. Elle porte dans sa main une conque marine, une oreille du monde. Chaque fois qu’elle la rapproche de sa joue, une langue ancienne s’éveille, faite d’éclats de verre et d’étoiles. Je comprends alors que la musique qu’elle compose n’a pas besoin d’ondes, qu’elle circule dans le corps comme un serpent lumineux. Sa poésie sourd des fissures, des murs, des interstices de la ville abandonnée. Elle danse dans l’obscurité, fait naître des harmonies de la poussière. Son silence n’est pas une absence mais un territoire, un royaume que les sons ordinaires ne peuvent profaner. Dans la lumière dorée du rêve, elle devient la gardienne des voix éteintes, celle qui redonne une pulsation au mutisme des siècles. Zoé Besmond de Senneville, la femme qui entend avec la peau du monde : je m’appelle Patrick Lowie, je pense être passé d’un rêve à un autre, passe-muraille, rêves qui subliment, autres époques, sonorités et silences d’autres mondes, paix de l’âme, rêves d’amour. Je ne cherche pas à remonter les escaliers, à remonter le temps, à remonter les siècles. Je ne veux pas vous déranger. Je repars dans l’autre rêve. Zoé Besmond de Senneville me dit que le retour est impossible. Je suis condamné à rester dans cette maison. Elle me prépare du thé, je feuillette un livre posé sur la table basse, j’ouvre au hasard : C’est une montagne / De laquelle elle glisse / Sans luge / Nue / Les mains glacées 1 . Je lui dis que je suis docteur ès songes. Elle me dit : puis-je vous raconter mon rêve ? Il y a quelques nuits j’ai rêvé que j’embrassais un homme c’était quelqu’un que je connaissais déjà on le savait déjà qu’on se plaisait il avait beaucoup de cheveux, des cheveux très noirs et bouclés sur la tête, c’était un méditerranéen aux yeux ronds. On se croisait un soir dans la pénombre, derrière des bosquets, et il m’embrassait, il me prenait la bouche et c’était d’une douceur inouïe. C’était vraiment très doux. Je lui raconte mon rêve à Mazagan. Tétanisée, elle ne parle plus, des papillons translucides traversent le salon, ils emportent le livre, je lui dis : je suis muet, vous êtes sourde, nous sommes surtout aveugles. Dehors, il pleut. Sommes-nous à Paris ou à Bruxelles ? 


1 Bookleg #203 Un arc-en-ciel suivi de La fille sans oreille, Zoé BESMOND DE SENNEVILLE (Ed. MaelstrÖm)


Publications & anecdotes

Le livre Sourdre de Zoé Besmond de Senneville aux éd. MaelstrÖm (cliquez sur la couverture pour le commander)


Bio

ZOÉ BESMOND DE SENNEVILLE est née en 1987 et vit à Paris. Elle joue, pose, écrit, dessine et performe depuis 2011. Elle a publié ses poèmes dans un grand nombre de revue en France et à l’étranger, et : Journal de mes oreilles (Récit, Flammarion, 2021) et Sourdre (et autres poèmes), Un Arc-en-ciel suivi de La Fille sans oreille (maelstrÖm reEvolution, 2024 et 2025) —qui ont été précédés de versions sonores (podcast, album poésie et musique électro, performance filmée). Son travail, nourri par son expérience du handicap invisible, invite à une écoute sensible et immersive. Elle développe en ce moment sa première création scénique, poésie-son-vidéo, Sourdre, adapté de son premier recueil. Elle sera créée en 26/27 aux Plateaux Sauvages.

IG : @zoebesmonddesenneville

BIBLIOGRAPHIE
Théâtre: 2026 : Sourdre (poésie, son, vidéo). Création aux Plateaux Sauvages.

Roman: Poser Nue (en recherche d’éditeurice) Le projet est lauréat roman du Chalet François Mauriac 2023, du dispositif écrivain en Île de France 2022/23, et finaliste de la Bourse Bernstein 2023

Poésie: 2025 : Un Arc-en-ciel suivi de La Fille sans oreille, maëlstrÖm reEvolution 2024 : Sourdre (et autres poèmes), maëlstrÖm reEvolution Le recueil est finaliste du Grand Prix francophone de la poésie 2025 du printemps des poètes Récit: 2021 : Journal de mes oreilles, Flammarion.

Précisions d’usage 
Ce portrait est un portrait onirique basé sur un rêve, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie. Erreurs de syntaxe, d'orthographe ou coquilles... faites-nous part de vos remarques à mapuetos@mapuetos.com