Arroseur arrosé : Véronique Bergen

Mapuetos


Si je dois rêver, pourquoi rêver les rêves des autres ?

Fernando Pessoa

Arroseur arrosé

L'arroseur arrosé , est le titre donné par l'histoire du cinéma à un court-métrage de 49 secondes réalisé par Louis Lumières. Pourtant le titre choisi par le réalisateur est tout autre : Le Jardinier et le petit espiègle (1895). Si on décortique le film on remarquera que l'arroseur arrose pendant 10 sec, qu'il est arrosé pendant 10 sec et que l'espiègle est frappé sur les fesses et tiré par les oreilles pendant 29 sec. Le titre aurait pu être Les fessées de l'arrosé . En écrivant les portraits oniriques, j'arrose un jardin virtuel (et parfois bien réel) d'histoires oniriques, mais il m'arrive aussi d'être arrosé, d'être pris à mon propre jeu : vous écrivez mon portrait onirique. Je vous invite à le faire mais attention aux fessées !

Le portrait onirique de Patrick Lowie
signé Véronique Bergen


  Gesticulant sur la jetée, crinière au vent, un homme semble apostropher la mer. L’heure est pasolinienne. Les ragazzi s’élancent sur la plage, mollets saillants, croupes rebondies, crans d’arrêt prêts à fendre le soleil de midi. Le vent emporte les mots que l’homme lance aux flots. Allongée, hypnose d’Hélios, je glisse des grains de sable dans mon nombril, sur mes clavicules. Des hurlements de l’excentrique ne me parvient qu’un quatuor de voyelles « A I O I ». Mon amante caresse mon épaule rougie par le soleil. En rangs serrés, les ragazzi avancent vers le front de mer et encerclent le poète.
     L’heure pasolinienne n’était que leurre. Le fantôme de Pier Paolo Pasolini ne hante pas la plage. L’homme âgé qui tient tête aux jeunes garçons a le visage, les gestes, la carrure de Federico Fellini. Pragmatique, mon amie plaide l’hypothèse d’un sosie. Fellinienne, je soutiens le retour post mortem du cinéaste revenu tourner un film posthume. Aux ragazzi aux poings nerveux, aux pupilles effilées comme des serpes, il balance le même carré d’as de voyelles « A I O I ». Les revenants perdraient-ils l’usage des consonnes ? Sortant un carnet de la poche de sa veste, il griffonne un portrait qu’il tend comme un miroir. Le plus jeune des voyous au rire psychotique lâche « je connais la personne que vous cherchez. C’est Patrick Lowie ».
     De stupeur, je mords l’index que mon amante promène sur mes lèvres. En position de lotus mental afin d’aiguiser Miss Télépathie, je tente de me brancher sur l’esprit de Patrick. Pragmatique, mon amie tapote sur son gsm, dépose quelques phrases sur sa messagerie.          
     Branle-bas de combat sur la plage à l’heure fellinienne… Le maestro attribue l’un des deux rôles principaux aux plus costaud des jeunes hommes, peste de n’avoir une divine actrice sous la main, réclame Anna Magnani, Giulietta Masina, Anita Ekberg…. Dove è Claudia Cardinale ? Son index se pointe sur nous. Arborant une moue virile, un maintien gauche, mon amie s’empresse d’offrir une impro zézayante de demeurée. Bingo, son scénario réussit. Fellini l’écarte du casting, se rabat sur moi, enrage d’avoir une inconnue parlant un italien chancelant.
     Nul besoin de script professe Fellini rallié à l’Actors Studio. Le soleil me peroxyde la diction. Le canevas me plonge dans un océan d’angoisse. Moi pour qui enfanter relève du cauchemar, j’incarne la donna qui annonce à son ami qu’elle est enceinte. Mon rustaud s’emporte dans une colère homérique, crible mon ventre de coups de poing en hurlant « un enfant, jamais ». Fulminant, il dresse la liste des pères putatifs, lui en tête, suivi d’une dizaine de noms. « Un marmot sorti de tes entrailles mais qui ne serait pas de moi ? Qu’il retourne au néant ».

     Fellini filme sans filmer. Les yeux des morts seraient-ils dotés de caméras incorporées ? Je m’efforce de jouer faux afin d’être virée, j’attends la délivrance, chuchote le mot magique « Cinecittà ». Mais rien ne se passe. La chevelure du réalisateur quitte le blanc pour un vert émeraude. Je propose un remake de La Cité des femmes , je prononce à voix basse ton prénom, ton nom, Patrick Lowie, les répète en boucles mantra de fortune, radeau proustien.
     Fellini exulte.
     Au bout de la plage, tu apparais, le visage dissimulé sous un masque vénitien, un étendard rouge tournoyant au-dessus de la tête. L’heure est viscontienne. Nouveau Garibaldi du XXIème siècle, tu reviens du front des luttes, les poches bourrées de peyotl sacré. Dans les mains de Federico Fellini, tu déposes un codex maya ésotérique. Dans tes cheveux ébouriffés, je passe la main en chantonnant « Histoire de Melody Nelson ». D’audace en audace, je m’aventure, suggérant à Fellini une suite à son Satyricon .
     Des bruits de verre déchirent l’heure méridienne. Apprentis mafieux, les ragazzi brisent à coups de barre de fer les vitres des voitures garées le long d’un chemin de terre.
     Agitant la main en signe d’adieu, Fellini confie une ultime mission à Patrick Lowie : tourner dans une débauche de clair-obscur un film sur Le Caravage, un portrait onirique de l’Italie de la Renaissance à nos jours.
     Ôtant ton masque, je le jette à la mer.
     Sur ton iris absinthe, ton regard absent, je vois danser Alice de Lewis Carroll, je baby doll trip à Marrakech, je m’anamorphose sous le soleil turquoise, un zeste d’inceste à la commissure des lèvres.
     Esprit en cavale, explorateur d’atolls, Patrick Lowie joue à défaire son état civil. « À une lettre près, je m’appelle Bowie ». Fredonnant « Beau oui comme Bowie », je m’adjanise le temps d’un clip maritime avant de ramasser au pied des flots le codex maya que Fellini nous a laissé.

Les 2 et 3 mars 2017.

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