Laure Mi Hyun Croset
Le portrait onirique de Laure Mi Hyun Croset
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Lorsque l’écrivaine Laure Mi Hyun Croset me dit : maintenant qu’il aimait vivre, il avait peur de mourir, je sens une fourche me transpercer le corps. Je vois mon cœur sortir de la poitrine. Je le vois battre puis s’arrêter. Se battre puis mourir. L’ensemble de la scène est gore. Tout l’intérieur de mon corps se déverse sur un plateau en argent. Tout est rouge d’Andrinople ici. Monochrome. Tout est Carpaccio . Des œuvres, des copies imprimées, aux teintes rouges vibrantes, ornent les murs. Je ne suis pas mort. Je me sens plus vivant que jamais. Nous ne sommes pas à Venise. Des parfums d’épices, de plats mijotés, m’attirent vers une autre salle. Un jeune homme, torse nu et bodybuildé, découpe trente grammes de feuilles d’épinards qu’il mélange au poulet, au fromage blanc, au parmesan, à la moutarde et à la ciboulette. Je l’observe manger. Je pars à la recherche d’une lumière, Laure Mi Hyun Croset me dit : Patrick Lowie, je vous sens tendu. Avez-vous fait un cauchemar ? Je lui raconte que dans le rêve on m’attaquait de toute part avec des épées. Qu’il y avait quelques guerriers, que j’essayais de les décapiter avec mon arme. Eux aussi tentaient de me décapiter. Puis l’un d’entre eux a sorti une poudre blanche qu’il a lancée sur tout le monde. Elle s’arrête net et me dit que dans le langage symbolique, les épées représentent la parole tranchante, la vérité qui coupe, les décisions irréversibles. Si elles sont partout, cela suggère que vous êtes à la fois attaqué et obligé d’attaquer - un conflit où la défense et l’offensive se confondent. Quel âge avez-vous ? , me demande-t-elle. Je lui dis que j’ai dix-neuf ans. Elle a du mal à me croire. Elle prétend en avoir vingt. Où sommes-nous ? En Suisse.
Je suis venu vous voir dans ce rêve, pour vous proposer de créer un guide gastronomique , lui dis-je. Elle ne me répond pas. Elle m’abandonne. Je traverse les différentes pièces de l’entrepôt, ancienne usine de cosmétique, transformée en restaurant aux ambiances multiples, dont la salle gore. Ici, l’ambiance n’est plus la même. Les murs alternent entre miroirs craquelés et carreaux de céramique turquoise. Le sol est jonché de pétales de fleurs séchées. Des odeurs de vanille, de gingembre et de viande rôtie s’entrelacent, me confondent, me désorientent. Dans une salle aux lumières tamisées, des convives silencieux dégustent des plats que je ne reconnais pas : des purées violettes, des sauces vertes luminescentes. Tout est à la fois doux et inquiétant. Je sens sur moi les regards des spectateurs invisibles, ceux qui observent sans être vus. Le jeune homme torse nu, que j’avais vu cuisiner, est assis maintenant à une table, l’air absent, les mains encore tachées du vert des épinards. Je me retrouve seul dans un couloir où mes œuvres pendent au plafond, mes agitateurs . Chaque lumière projette des ombres qui se meuvent comme des créatures vivantes. Je tends la main, et mes doigts touchent un mur chaud, palpitant, comme si le bâtiment respirait. La peur et l’excitation se mêlent. Je sens que je n’ai pas encore quitté ce rêve ; que quelque chose, ici, m’attend encore, tapi entre les arômes et les éclats de lumière, prêt à me révéler une autre vérité, plus intime, plus dévorante.
Je cherche Laure Mi Hyun Croset. Elle apparaît, très belle et concentrée, à la fenêtre trompe-l'œil, assise sur un trapèze dans une immense cage à oiseaux dorée au grillage arrondi en forme de dôme au-dessus de sa tête, comme Vanessa Paradis, dans la pub de Chanel. Elle est comme suspendue dans l’air, habillée d’une robe couleur de cuivre, immobile mais m’observant avec attention. Elle récite des passages d’un nouveau livre pas encore publié. Elle ne le sait pas encore : ce nouveau roman sera un succès planétaire. Je lui parle du guide gastronomique, de mes idées, de mes routes à travers les saveurs. Elle sourit, ou plutôt un pli de ses lèvres tremble, et disparaît avant que je n’aie entendu sa réponse. Elle déclame : face à moi, se trouve un très jeune garçon, entièrement vêtu de noir de manière désuète, un peu dandy, avec jaquette en fine laine tissée et lavallière en soie, ton sur ton, chaussure en cuir noir, coupe classique, l’ensemble n’est pas clinquant. Il est aussi assis sur un trapèze. Comme mû par un réflexe ancien, je vérifie : il n’y a personne en face d’elle. Elle poursuit sur un ton dramatique : nous discutons sereinement. Nous faisons connaissance. Nos propos sont assez innocents, mais au fil de la discussion, je m’aperçois que le garçon se transforme. Il grandit et semble vieillir. Je sens le danger, alors, tout en continuant de bavarder et en faisant mine de n’avoir rien remarqué, je descends d’un perchoir à l’autre, afin d’atteindre imperceptiblement le bas de la cage où se trouve la sortie. Ce qu’elle fait aussi. Au moment où je parviens enfin à quitter la cage, je cours vers une vaste et dense forêt. La nuit est tombée, mais je distingue, derrière moi, le garçon qui est devenu un vampire adulte. Laure Mi Hyun Croset court, je la vois disparaître. Pas de traces du jeune homme ni même du vampire adulte.
En accord avec les murmures inquiets des clients du restaurant, je me contente d’une mine sombre de circonstance. Je me permets de la suivre, plus lentement certes, j’ouvre une porte, je descends l’escalier de pierre où la neige avait été déblayée sommairement. L’écrivaine est assise dans la neige, tête baissée. Je comprends que c’est pour dissimuler un beau sourire que je devine. Le paysage qui nous entoure et que je découvre est d’une beauté qui me donne le tournis. La lumière est tellement pure, les montagnes majestueuses, le décor de ce rêve m’étonne. Je sais, par expérience onirique, qu’une image si pure dans un rêve signifie le succès, la réussite, l’argent et le bonheur. Le rêve parle-t-il de Laure Mi Hyun Croset ou de moi-même ? Des deux, rétorque-t-elle. Je retrouve mon corps intact. Il ne reste qu’un triangle rouge de sang dans un ciel vif azur, un éclat, me semble-t-il. Une promesse sans doute. Le jeune cuisinier sort à son tour, toujours torse nu, malgré les températures en dessous de zéro. Il dépose un bol de menthe fraîche et de pourpier, qu’il coupe ensuite en fine lamelle. Il nous dit : je me demande si vous n’êtes pas tous les deux à la recherche d’utopies perdues, où le merveilleux s’efface dès qu’on cherche à s’y attacher. Moi aussi, un jour je rêve d’une colline peuplée de magnifiques pêchers. J’y pénètre et me retrouve dans un lieu parfait, peuplé de gens bienveillants, de nourritures exquises et de paix absolue. Je goûte au bonheur et j’y reste. Mais lorsque je décide de repartir, je m'aperçois que je suis reparti chez moi après des années — alors que pour moi, je n’étais resté que quelques instants. Et lorsque je tente de retourner sur la colline, en vain : elle avait disparu, comme engloutie par le rêve. Ce lieu incarne l’utopie intangible, un cliché aussi beau que fugace, inatteignable à volonté.
Le cuisinier s’interrompt, son couteau suspendu dans l’air glacé. Ses yeux brillent d’une intensité que je n’avais pas remarquée. Était-ce un simple rêve qu’il racontait, un mythe existant d’un pays lointain, ou le souvenir d’un lieu qu’il avait réellement foulé ? Je veux lui demander, mais je n’ose pas : dans ce rêve, toute question risque de faire disparaître la réponse. Il sourit, comme s’il connaissait déjà ma pensée, et ajoute d’une voix basse : Peut-être que je ne vous parle pas d’un mythe… Peut-être que je suis revenu de là-bas. Puis il se tait, et le silence se remplit d’une promesse invisible qui éclaire le visage de Laure Mi Hyun Croset et dont le corps bondit et plonge dans le tapis blanc d’un décor somptueux.
Qui a dit que je n’aimais pas la Suisse ?
Publications & anecdotes
Bio
Laure Mi Hyun Croset est une romancière suisse née à Séoul, présidente du Festival International du Film Oriental de Genève, trésorière du festival musical Les Athénéennes, co-fondatrice du salon littéraire Mauvais genre et membre du prestigieux Parlement des Écrivaines Francophones ainsi que de multiples autres associations liées à la Corée et à la culture. Elle vit entre Genève et Paris.
Elle a publié aux éditions BSN Press : On ne dit pas « je » !
, récit
sans jugement ni complaisance du parcours véridique d’un ancien toxicomane devenu le fondateur d’un label de musique électronique ; S’escrimer à l’aimer
(finaliste du prix Lettres frontière), une histoire d’amour épistolaire, construite en suivant les différentes parties d’un match d’escrime, qui dépeint comment une femme entre en lutte avec elle-même, avec ses fantasmes, ses craintes et ses limites, et Pop-corn girl,
microroman sur
une adolescente qui découvre avec béatitude le consumérisme et le puritanisme américains. Aux éditions Luce Wilquin, elle a publié Polaroïds
(Prix Ève de l’Académie Romande 2012) ,
une autofiction sous la forme de brefs fragments où elle narre l’histoire de ses hontes comme autant de petits moments de solitude dans lesquels on se reconnaît aisément, et Les Velléitaires,
un recueil de nouvelles
qui relate avec ironie des tranches de vie de personnages qui abandonnent, par paresse, angoisse, lâcheté ou perfectionnisme, rêves et projets. Son recueil destiné aux allophones, Après la pluie, le beau temps,
paru
aux Éditions Didier, est constitué de sept contes contemporains qui prennent à contre-pied des proverbes français. Le beau monde
, satire sociale et roman de formation caustique, a été publié chez Albin Michel (finaliste du prix Soroptimist). Made in Korea
, roman sur le retour en Corée d’un adopté diabétique est paru récemment aux éditions OKAMA.
Laure Mi Hyun Croset est aussi rédactrice indépendante, chroniqueuse, conférencière et coach littéraire. Elle anime régulièrement des ateliers d’écriture créative.