Dans un rêve sorti d’une autre époque, qui sait peut-être les années dix-neuf-cent-quatre-vingts, lorsqu’on écoutait Michael Nyman ou Laurie Anderson, celle-là même qui chantait :
Good evening. This is your Captain. We are about to attempt a crash landing. 1
Ces années où pour beaucoup tout était possible, où regarder un film de Derek Jarman avait plus de valeur que d’avaler des millions d’images de séries sur Netflix qui n’offrent aucune perspective à part celle de détendre les muscles broyés du cerveau, trop employés à ne plus rien penser. Les années
dix-neuf-cent-quatre-vingts,
une époque où on ne se demandait pas si regarder
Heimat - Eine deutsche Chronik,
neuf-cent-vingt-neuf minutes au cinéma,
dont la séance commençait le samedi à quatorze heures et se terminait le dimanche à sept heures par un petit déjeuner,
nous faisait perdre du temps (mais quel temps ?). Dans ce rêve donc tout se percute comme des voitures dans un mauvais film US de poursuites policières, tout se carambole entre périodes de nos vies passées et pensées d’un futur qui se dilate comme un palmier-mirage dans le désert. Je me balade dans les rues de Ramallah où la révolution serait en marche, je suis entouré de gens qui ne se souviennent presque jamais de leurs rêves,
des
tirs de missiles Scud empêchent les habitants de dormir, donc de rêver. Assis à la table d’une terrasse du
Café La Vie
, au numéro
5 de la Qastal Street, agréable endroit surtout le soir, Philippe Guiguet Bologne écrit dans un carnet élégant quelques phrases, il m’observe, je m’approche de sa table et il me dit :
asseyez-vous Patrick Lowie, je vous attendais. Impossible de me souvenir pourquoi je vous ai donné rendez-vous ici pour cette rencontre onirique. Je rêve énormément mais je me souviens rarement. Cela m’a longtemps gêné, m’obligeant même à faire des exercices de mémoire, qui jamais n’ont produit de résultat.
Sa main droite m’indique la chaise où il m’autorise à m’asseoir et poursuit :
asseyez-vous sans crainte, les missiles ne tombent jamais dans ce coin. Donc, je vous disais que je rêve, je rêve beaucoup même, et généralement j’aime cela.
Un vieux serveur vient déposer la commande. Je n’ai rien demandé mais un plat succulent est déposé devant moi.
Ma sensibilité à la nouveauté est devenue angoissante avec l’âge : je ne trouve la sérénité que là j’ai déjà été,
me dis-je, paraphrasant vulgairement Pessoa. Au moment de prendre le verre rempli d’eau, ma main pénètre le verre et que je suis donc incapable de porter aux lèvres, j’essaie de prendre le couteau : même chose, mes doigts, capteurs universels, pénètrent les objets. J’observe sans rien dire Philippe Guiguet Bologne qui me dit :
je fais ce rêve d’une façon très récurrente, je vous ai invité cette nuit pour que vous soyiez témoin de ces moments étranges, je me vois pénétrer dans les choses, des matières, des objets, des tubes, des sons, des images, aller et aller toujours plus loin, toujours plus à l’intérieur, toujours plus au centre, où finalement je me retrouve toujours plus aux marges de ces espaces que je perce comme on perce un secret. Cela n’a donc pas de fin.
Je m'en réveille parfois terriblement angoissé, et d'autres fois animé d'un immense plaisir. Il ne s'agit pas d'une chute, loin de là, puisque bien que rapide, ce mouvement est horizontal. C'est réellement une pénétration du monde, un forage.
Je ne sais plus quoi faire avec mon corps, je me demande si je suis bien assis sur la chaise ou si c’est mon cerveau qui fait semblant qu’il y en a une. Le rêve de
Philippe Guiguet Bologne est une ville fantôme qui se situe ailleurs, probablement très loin du cœur de l’esprit. Le rêve en soi est déjà une expérience mais nous vivons en ce moment une double expérience : une double expérience intérieure, comme si nous vivions la division cellulaire de l’inconscient, ce qui est absurde bien évidemment. Une déflagration nous transporte, comme dans la Golconde de Magritte, il pleut des hommes sur la ville, nous sommes des taches noires. Nous transperçons le ciel, les maisons, les caves, les souterrains avec calme et sérénité, tous identiques. On se pose après mille et deux nuits dans un endroit à peine descriptible : lave rouge brûlante, fumées noires et blanches, Philippe Guiguet Bologne me regarde et me dit :
ça ressemble à Taroudant sans le volcan, où sommes-nous ?
J’avais bien une petite idée mais je préférais me taire. Nous sommes donc ici en transperçant les objets. Rien n’est moins sûr. Il y a ce bout de désert que j’avais déjà vu dans d’autres rêves et le volcan qui ressemble au volcan Imyriacht. Je reconnais même le totem, mais quelque chose me dit qu’il ne s’agit que d’une pâle copie de Mapuetos, une reproduction, un faux. Je ne ressens aucune délivrance, il ne s’agissait donc pas d’une déflagration d’amour. Sommes-nous dans un tableau ? Dans un tableau surréaliste de l’époque de E.L.T. Mesens ? Je me mets à crier pour sortir de ce rêve devenu cauchemar, tout faire pour revenir à la réalité. Je ramasse le carnet de Philippe Guiguet Bologne, je le feuillette et je tombe sur ces quelques mots que je récite à haute voix, comme une prière peut-être, un appel à moins d'ambiguïté :
un jeune serveur, stagiaire dit-on, habillé d’un large sarouel orange sombre et d’une tunique jaune safrané, pasolinien dans l’âme, une incisive cassée et des traits presque asiatiques de ragazzo d’un Trastevere berbère, nous sert avec l’allure empruntée et mal assurée d’un souriant ange rustique, échappé d’une toile du Caravage et atterri par on ne sait quel heureux hasard au milieu de ce paradis botanique. 2
L’artiste termine sa toile, écrit la date et son nom, passe le rouleau, nous sommes vernis.
1. Bonne soirée. C'est votre capitaine. Nous sommes sur le point de tenter un atterrissage forcé.
2. Les Atlassiennes, de Philippe Guiguet Bologne
sc lowie ie - Yenaky
Chaussée d'Alsemberg 264
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