Michel Giliberti
Le portrait onirique de Michel Giliberti
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Je me souviens de la Tunisie. J’étais enfant. Sousse je crois. Monastir peut-être. Novembre 1973, j’avais neuf ans. Je rêvais souvent, nous rêvions tous trop sans doute. Pas assez à mon goût. Je rêve éveillé. Oui, la Tunisie, ses cages rondes et blanches pour oiseaux qui déchantent. Mon short et mes chaussettes rouges, ma chemise à carreaux bleue et mon regard d’une tristesse infinie. Sheila & Ringo chantaient Les gondoles à Venise . Vanina n’était pas encore dans les bacs. Dans le rêve, je regarde des photos, des milliers d’images et je me dis que ce n’est pas moi. À notre âge, l’enfance n’est plus qu’un rêve oublié. Un rêve dans le rêve. Une superposition de miroirs brisés. Un jeune homme s’approche de moi et me dit : tu n’as pas surmonté tes angoisses qui étaient en toi. Tu poses tous les jours la question aux autres s’ils ont peur. Tu parles de toi. Toutes ces angoisses, ces blessures, ces peurs des moqueries, de la honte, des jugements négatifs. Tu étais un enfant coupé du monde. Aujourd’hui on te perçoit comme ténébreux, inadapté, inapprochable. Pourtant, ce n’est pas toi. N’abandonne rien. Si tu abandonnes, il sera toujours trop tôt. Ce que tu cherches, est là, derrière le coin. Il ne te reste plus qu’un rêve ou deux, ou cent ou mille avant la victoire. Le jeune homme que tu as filmé hier, à son insu, à la station de métro “Piramide” à Rome, c’était toi, il y a quarante ans. Cheveux longs. Un livre à la main. L'insouciance. Tu penses avoir changé. Tu es pourtant le même. C’est le monde qui a changé.
Le rêve repart en Tunisie. Des enfants qui nous lancent des pierres. Mon frère s'évanouit. Un vieil homme écoute la radio sur son âne :
Message personnel
de Françoise Hardy. Je me dis que c’est là que j’ai commencé à confondre la mémoire et l’invention. Le réel et le cinéma. Les rêves et l'ennui. Tout semblait plus grand que moi, même les silences. Les peurs de l'enfance se glissent partout, ne s’arrêtent jamais. Je lui dis tout cela en prenant la pose. Je joue avec mes expressions et mes regards. Il réalise mon portrait grandeur nature sur une vieille toile trouvée dans un navire à Malte. Je lui demande de reconsidérer mon ventre. L’enfant en moi gonfle gonfle. Me gonfle. Il rit. J’aime le rire du peintre. Je lui demande aussi de me peindre jeune. De m’imaginer jeune. Pas enfant. Jeune. À dix-neuf ans. J’aimerais voir sur mon visage, mon âme, la vraie, la seule. Michel Giliberti m’écoute patiemment puis me dit, comme pour me convaincre d’arrêter ce film onirique,
j’avais 23 ans en 73, j’étais à Paris depuis belle lurette. Je ne suis pas une IA
,
mon intelligence est naturelle. Arrêtez avec vos prompts!
Je me tais, je remarque le chambranle de la grande fenêtre, repeinte récemment mais qui a gardé ses fissures. Je pose la main sur mon visage et je ne sens plus la douceur. Des rayons d’un soleil funeste atteignent mon oreille. Une lumière de Dieu, un regard caravagesque. Une musique dramatique envahit les murs du bâtiment. Puis la voix d’un homme :
Vai vai / Quann e grand o munne / La strada è grande assaie / Nun pigl suonn / Allez, allez / Le monde est si vaste / La route si longue / Je n’arrive pas à dormir
.
Nous sommes au-dessus du cinéma Olympia de Menzel-Bourguiba (autrefois Ferryville). Aujourd’hui, Chedli a mis les bobines de
Rocco et ses frères
sur le dévideur du projecteur. On a tous vu ce film cent fois. Les murs frissonnent de bonheur. Michel Giliberti se souvient encore de la voix de Chedli. Chaque jour, à la sortie de l’école, il se glissait dans la cabine de projection et venait s’asseoir sur ses genoux. L’opérateur, avec sa patience tendre, lui dévoilait les secrets de son métier : la danse des bobines, la chaleur du projecteur, le frémissement de la lumière, la pellicule qui pouvait prendre feu, les reflets avant qu’ils ne deviennent des images et la poussière. À cette époque, dans les rues autour des salles, on entendait la bande sonore des films s’échapper par les fenêtres entrouvertes, comme si tout le quartier vivait dans une même fiction. Au cinéma Olympia de Tunis, Michel Giliberti rêvait de l’Olympia de Paris. Chanter, chanter, écrire, écrire, composer. Il rêvait de ses chansons. Il dépose son pinceau :
une nuit, après la fin de mon contrat, j’ai rêvé… et entendu l’album que j’aurais tant voulu créer : douze compositions aux textes subtils, douze orchestrations fabuleuses. Même la pochette s’en accordait : entièrement noire, mate, avec mon nom en relief, centré — embossé. Sublime… ou peut-être simplement prétentieuse.
Il me montre la pochette. Magnifique, à son image : d’une beauté abyssale. Je lui réponds :
la prétention est liée à notre ego, sans ego l’artiste ne crée rien.
On entend aussi un jeune homme ronfler, il est couché entre deux meubles dans le couloir, un plombier oublié. Michel Giliberti reprend son pinceau, je ne bouge plus. Un parfum de jasmin envahit la pièce. Je lui dis :
j’ai toujours beaucoup aimé vos peintures, vos livres aussi, je garde en moi les descriptions de la montagne aux deux cornes, tout cela pour moi n’est que beauté, la prétention n’entre pas dans ce schéma. En quelle année sommes-nous ? Je sens une odeur de brûlé. Étrange amalgame entre le jasmin et la pierre brûlée. Ne me regardez pas ainsi. Sommes-nous dans un vaisseau échoué ? Répondez-moi Giliberti ! Répondez-moi !
Un bruit mécanique, une ombre qui bascule.
Le cinéma Olympia se détache des autres immeubles,
où allons-nous ? où allons-nous ? Répondez-moi !
On survole le quartier, le peintre ne quitte pas sa toile des yeux. Est-il vraiment en train de réaliser mon portrait ? Le jeune homme se réveille. Tunis, vue du ciel. La mer. Olympe, montagne sacrée. Les voiles aux couleurs. Michel Giliberti est hypnotisé par l’instant, il nous emporte par sa pensée. Dans ce navire, tous les symboles coexistent : la peinture, les livres dans une immense bibliothèque, la musique, le cinéma, la jeunesse qui ronfle, le détachement, l’illusion d’un monde meilleur, un immense artiste assis sur un coussin en forme d’ego.
L’écrivain bouge enfin et me dit : nous partons à Mapuetos ! Le navire change de direction. Il traverse les cieux d’autres mondes. Le volcan Imyriacht crache ses mots. Nous nous posons dans un paysage désertique, à droite la mer, sommes-nous sur une île ? Des gravelots dansent au bord de l’eau et piquent de petites lettres inutiles. Regardez ! me dit le peintre en tournant la toile dans ma direction. Il m’a peint en diseuse de bonne aventure. Je suis venu au monde pour détruire la peinture ! Je me demande encore qui, de nous deux, a rêvé l’autre. La lave du volcan déborde et brûle mes derniers mots de poète oublié jamais encensé. D’immenses bâtons d’encens indiens brûlent et inondent l’air d’un parfum hybride, une brume se forme, l’odeur est presque visible, bois chandelle, amyris. Le film s’achève. Les bobines tournent dans le vide, les quelques spectateurs rejoignent des cabanes proches d’une route en noix de coco. Nous sommes enfin à Mapuetos.
Publications & anecdotes
Bio
Michel Giliberti est un artiste peintre, auteur et photographe français, né en Tunisie en 1950.
Depuis plus de quarante ans, il développe une œuvre centrée sur la fragilité, le désordre intérieur et les failles humaines.
Son travail, marqué par une sensibilité constante et une exigence esthétique, propose une lecture à la fois intime et visuelle.
Il est présent dans de nombreuses collections, en Europe et à l’international. Une vingtaine de ses ouvrages — romans, poésie, théâtre, essais et livres d’art — ont été publiés.
M F Vilcoq




