Freddy Tougaux

Le portrait onirique de Freddy Tougaux

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André Balthazar me fait signe et s’assoit à mes côtés. Il me dit : le plus souvent, le moment succombe à l'instant. Comment allez-vous, cher ami ? Je réponds mais aucun son ne sort. Mes doigts s’agitent — je crois — pourtant rien ne bouge. Il poursuit : avez-vous vu Pol ? Il ne me reste plus que sept doigts. Le théâtre de La Louvière est vide. Rome me traverse — la louve sans doute. Les rires, les sourires, les instants fondus. J’étais là, 2009, inauguration du Centre Daily Bul & Co. Les escargots, le slogan : En avant, y a pas d’avance . Un homme en complet gris chante : ça va d’aller . Pol Bury surgit enfin, me reproche de tout mélanger et hurle à mon oreille : l’escargot, lui, n’a pas la mémoire des lettres !   L’homme au complet gris entre dans la grande salle. Il dit qu’il vient rendre visite à des amis comédiens qui jouent ce soir. Il veut assister aux répétitions. Freddy Tougaux, lui dis-je, nous sommes venus vous voir. VOUS. Ne faites pas semblant. Il sort son petit rire habituel. Hein ? Ah mais je vous reconnais ! Vous avez des escargots sur votre veste !, me dit-il. Il a raison. J’enlève les deux caricoles et je les dépose sur des feuilles, des mauvaises langues de belle-mère. Sur scène, les techniciens préparent le spectacle : immenses décors, très beaux costumes colorés, effets spéciaux, cascades, chorégraphies. Bref du gros show. Un immense business.

Freddy Tougaux se réveille, remet ses lunettes. Observe la pièce comme s’il avait oublié où nous étions. Je suis derrière lui. Il s’est endormi en pleine séance de psy. Il pensait être seul, il sursaute en me voyant caché derrière le divan. Sommes-nous toujours dans le rêve ? Je ne réponds pas. Je constate que mes murs et mes meubles sont envahis de gastéropodes mais ça ne me gêne pas vraiment. Un escargot se hisse sur ma lampe de bureau et la lumière devient humide, jaunâtre, comme une pluie à l’intérieur. Les dossiers empilés sur la table s’ouvrent tout seuls : des pages blanches se couvrent de spirales gluantes qui forment des alphabets inconnus. Une carapace craque et laisse sortir de minuscules miniatures, qui marchent sur le clavier de mon ordinateur. Freddy Tougaux me répète : Patrick Lowie, sachez que les gastéropodes ne paient jamais leurs tickets de théâtre ! J’ouvre la fenêtre pour respirer mais dehors il n’y a plus de rue, seulement une coulée lente, interminable, une marée d’escargots sans fin. Mon bureau s’incline légèrement, comme un navire prêt à quitter le port. Je lui demande ce qu’il a rêvé. Il enlève ses lunettes, les nettoie, les réajuste et les remet sur son nez puis parle avec des grands gestes : oui, voilà, hein, je vous ai déjà raconté que je suis entré dans ce théâtre et tout ça… c’était les répétitions et durant la pause, je vais saluer les potes en coulisse. Et puis, je me retrouve sur scène à répéter le texte avec eux pour remplacer un des comédiens qui est en retard. Le metteur en scène, dans ce rêve, c’est Franco Dragone qui distribue ses consignes à chacun. Et puis, là, dans un glissement spacieux, temporel, que seul, la logique onirique est capable de justifier, on est le soir de la première. La salle est comble, avec un public bouillonnant. Je suis dans les coulisses avec les copains, ils sont maquillés, habillés avec leurs habits de lumière. On sent l’effervescence nerveuse de la première d’un spectacle. Tout le monde se prend dans les bras, s’envoie des bonnes ondes, on m’attrape et on me dit « bonne merde ». Je ne comprends pas,… Je ne comprends pas pourquoi je porte un costume comme les autres ! Le spectacle commence, et là, torpeur! J’ai un rôle dans ce spectacle. Un rôle que je n’ai jamais répété ! J’interroge les autres comédiens pour savoir ce que je fais là. Ils me regardent tous avec les yeux du juge qui me renvoient à ma culpabilité d’amateur ! Je me sens nul, minable, avec ce mauvais sentiment, qui me ronge les entrailles : je ne connais absolument pas mon texte! Ça va être à moi… Le régisseur plateau me donne le top, je monte sur scène. Mon ventre se coupe en deux, je tente de rester digne face au public, la tension redouble. Les spots m’écrasent sous leur chaleur, j’ai des sueurs froides dans mon costume. Je redoute ce petit moment précis, où ce sera à moi de balancer ma réplique. Une réplique que j’ignore totalement. C’est maintenant. Mon partenaire de jeu lance sa phrase à laquelle je suis censé répondre… Et moi, je reste muet, incapable de savoir quoi dire. Les yeux se tournent tous vers moi, j’ai la sensation que depuis chaque regard me traverse le corps, j’ai la gorge sèche, les tempes qui battent ! Et là, je sors une phrase inouïe, improbable, sur laquelle les compagnons du jeu rebondissent réagissent… puis mon inconscient estime que j’ai suffisamment souffert, et je me réveille, me sortant enfin de ce cauchemar, trop réaliste et je me retrouve ici chez vous, docteur, dans ce cabinet. Mais où sommes-nous ?

Freddy Tougaux s’interrompt, essuie son front, et regarde autour de lui. Dans son récit, les projecteurs s’éteignent un à un, mais dans mon bureau ce sont mes lampes qui clignotent, couvertes de bave. Sur le sol, les bigorneaux applaudissent en frappant leurs coquilles, un tonnerre discret et humide. La fenêtre s’ouvre d’elle-même : on entend la rumeur d’une salle comble, mais dehors il n’y a toujours que la marée lente, interminable. Freddy Tougaux me fixe, inquiet : Docteur, c’est vous qui écrivez la pièce ou ce sont eux ? Je ne réponds pas. L’un des escargots, j’en suis sûr, a levé l’index pour me donner la réplique. Je me lève et pieds nus, j’écrase les coquilles. La bave englobe mes orteils, mais au fur et à mesure je m’enfonce comme dans des sables mouvants. L’humoriste m’observe et me dit : je vous l’avais bien dit ! Moi je préfère les moules ! Je vous dois combien pour la consultation ? 

Je ferme les yeux, je m’endors. André Balthazar me dit : vous vous êtes endormi mon vieux ! Le spectacle était éblouissant. Très drôle ce Tougaux ! J’observe mes mains, j’ai mes dix doigts. Tout le monde part. Je suis seul dans le théâtre assis dans un des fauteuils rouge. Je repense au théâtre Mario Quintana à Porto Alegre, ce magnifique Plongeoir, la chambre du poète, à une de ses citations : le secret est de ne pas courir derrière le papillon, mais de prendre soin du jardin pour qu'il vienne jusqu'à nous. J’imagine le papillon tomber amoureux d’un escargot : leurs bébés papicargots volent lentement en laissant derrière eux une traînée de bave lumineuse et colorée. Je sors du théâtre. La ville est vide. Il fait nuit. Les mains dans les poches, j’essaye de me souvenir de quelques musiques qui me font rêver. Je n’en trouve pas. La Louvière by night. Toutes les lumières de la ville s’éteignent. 


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Bio

Freddy Tougaux, c’est l’histoire d’un accident heureux. Né sur le net en 2011, au cœur de la crise politique belge, ce personnage improbable créé par David Greuse surgit avec une vidéo protestataire... et ne s’est plus jamais arrêté de parler. Chroniqueur de l’absurde, poète du quotidien, Freddy s’est imposé comme une voix brute et sincère, autant à la radio (Les Enfants de Chœur, VivaCité) qu’à la télé (Le Grand Cactus, RTBF ; Les Reporters du Dimanche, Canal+). Son tube Ça va d’aller — sorte d’éternuement positif contre la morosité — le propulse sous les projecteurs de La France a un Incroyable Talent. Depuis, il arpente les scènes avec des spectacles aussi lucides qu’absurdes (Je suis unique comme tout le monde, 2 pour le prix d’1, HEIN !), où il tisse avec le public une réflexion spontanée sur le monde, l’autre, et lui-même. À la croisée du stand-up, de la philosophie de comptoir et du grand n’importe quoi inspiré, Freddy Tougaux continue de nous faire rire, penser et dire : « Hein ? Mais oui ! »

Précisions d’usage 
Ce portrait est un portrait onirique basé sur un rêve, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie. Erreurs de syntaxe, d'orthographe ou coquilles... faites-nous part de vos remarques à mapuetos@mapuetos.com