Évelyne Guzy

Le portrait onirique de Évelyne Guzy

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On aborde toujours l'inconnu avec plus de prudence la première fois. Ainsi, il apparaît beaucoup plus expansif qu'il ne l'est réellement. Lors d'une seconde visite, la connaissance du terrain contracte de façon dramatique la perception des distances 1 . Une femme sort d’un supermarché, plusieurs sacs de provision dans les bras et me dit : vous souvenez-vous, Patrick Lowie ? Vous souvenez-vous de Lisbonne, de toutes ces histoires déchirées, de vos promenades à la recherche d’une porte, une simple porte qui aurait pu vous transporter dans un autre univers, une autre ville sans doute, deux villes contiguës séparées (ou plutôt reliées) par une simple porte, vous y songiez, n’est-ce pas ? C’était là, dans vos rêves, si nombreux cauchemars. Je ne me souviens pas de cette femme. Avant la COVID, j’étais si fier de reconnaître tout le monde, même de loin, même de derrière. Aujourd’hui, avec ou sans lunette, je ne reconnais plus personne. C’est moi , dit-elle, c’est moi Évelyne Guzy. Même le nom ne me dit rien. Je panique, je me demande si je n’ai pas cette maladie dont j’ai oublié le nom. Sommes-nous à Lisbonne ?, lui dis-je. Elle rit aux éclats et m’oblige à porter ses provisions. J’ai l’impression de me faire emporter par une inconnue dans un monde que je connais trop bien et que j’ai fui de peur de m’extraire de mon propre corps. Elle marche sous la drache devant moi comme si elle connaissait parfaitement le chemin, évitant les flaques, saluant les arbres, murmurant des choses aux vitrines closes. Chaque pas que je fais alourdit les sacs et me rapproche d’un lieu que je n’ai jamais vu mais que mes rêves, peut-être, ont déjà traversé. Nous entrons dans une ruelle étroite, où les murs transpirent une lumière verte, et elle me dit que les portes ne s’ouvrent qu’aux gens qui ont oublié pourquoi ils sont venus. Je veux lui demander ce que nous cherchons, mais ma voix se désagrège dans ma gorge comme une poignée de sable mouillé. Alors elle s’arrête, me regarde droit dans les yeux et dit simplement : Vous êtes presque rentré chez vous. Perplexe, je me demande si rentrer chez moi c’est mourir ou si c’est d’arriver enfin à Mapuetos. Ma grand-mère me répétait que tout ce qui est en haut est comme tout ce qui est en bas, me dit-elle avec modestie. La vie ne serait vraiment qu'un songe ? Et faudrait-il ne jamais se réveiller ?

Elle m’indique où je dois déposer ses sacs. Je vais vous raconter mon rêve : je me promène dans le bâtiment et je décide d’en recenser toutes les pièces. Au début, c’est facile, j’en découvre la beauté, restée cachée à mes yeux jusqu’à présent. Chaque fois que je monte les escaliers, de nouveaux étages se révèlent. Soudain, j’aperçois une porte sur le flanc de la façade. Je l’ouvre. Une autre maison, attenante à la première, que j’ignorais totalement, s’offre à moi, pleine de beauté et de mystère. J’entreprends de la découvrir, elle aussi. C’est un univers sans fin, à la fois fascinant et un peu effrayant. Car je sens, sans la voir, une présence. Je ne la perçois pas comme bienveillante. J’avance, cependant. C’est irrésistible. Vous ne donnez toujours pas l’impression de me reconnaître. je suis écrivaine. Venez, je vais vous emmener dans la forêt. Je la suis, docile, dans un couloir d’arbres où les feuilles murmurent des souvenirs dont je ne me souviens pas non plus. La forêt n’a pas d’odeur, pas d’horizon, juste des sentiers qui changent de direction dès qu’on les regarde trop longtemps. Elle me parle d’un livre que j’aurais écrit et que je ne connais pas encore, un livre qu’elle dit avoir trouvé un jour dans une valise oubliée au bord du Tage. Je me demande si je suis vivant ou juste lu par quelqu’un d’autre, ailleurs. On ne meurt pas ici, Patrick , murmure-t-elle, on devient lisible. Nous ne pouvions plus aller à travers champs en raison du grand débordement d’un fleuve qui croisait notre chemin et qui noyait la forêt. On a trouvé une grotte naturelle, un peu suspendue, presque irréelle. Ma peur était bien réelle. Je me blottis dans le recoin le plus sombre. Tous les mots s’effacent dans mon esprit. Même Mapuetos n’est plus qu’un brouillard gris entre un océan et un désert, inutiles espaces perdus pour nous faire oublier l'indécence de l’humain, sa monstruosité, sa captivante ignorance. Mes derniers mots furent : et donc, les mots ne servent plus à rien… J’ai fermé les yeux puis en les rouvrant, la grotte était transformée, tout était en or et en pierre d'onyx. J’entends des voix à l’extérieur de la grotte. Je vais voir. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants font la file pour pouvoir me parler. Dois-je vraiment entendre toute la misère du monde ? Il ne pleut plus. Le paysage est magnifique. Je m'avance dans cette lumière neuve, aveuglé par tant de beauté que j’en deviens presque sourd. Évelyne Guzy n’est plus là, ou alors elle a changé de forme : peut-être est-elle devenue le souffle chaud qui circule entre les pierres. J’entends une voix — la mienne, je crois — me dicter un poème que je ne comprends pas. Une porte m’attend au fond de la grotte, sans battant ni poignée, simplement un seuil taillé dans la lumière. Et je comprends enfin que ce qu’on appelait Mapuetos n’était pas un lieu, mais l’intervalle entre deux silences. Je ne veux pas ouvrir la porte. Pas maintenant. Pas directement. Un homme entre dans la grotte. Un très bel homme, bien bâti, les yeux moqueurs, les mains aux doigts longs. Les hommes aux doigts longs viennent d’une autre planète. Il me dit qu’il me vénère. Il est impressionné par l’or mais surtout par la pierre d’onyx. Il bégaye un peu. Hésite. Je ne dis rien. Je ne sais même pas si je suis encore capable de parler. Il me dit qu’il n’est jamais heureux dans les choses qu’il entreprend.  Je parle enfin, je lui dis : tout ira bien. Prends un crapaud vivant, tu lui coupes la tête et les pieds un vendredi avant midi. Tu jettes des morceaux de cette préparation pendant vingt-et-un jours dans de l’huile de sureau. Ensuite, à minuit, tu le retires et tu l’exposes pendant trois nuits aux rayons de la lune, tu le brûles dans un pot en terre cuite, tu y rajoutes de la terre du cimetière, un peu de terre juste à côté de l’endroit où ton père a été enterré. À partir de ce moment, il te protègera. L’homme sort en me remerciant, une femme entre,... 

Évelyne Guzy réapparaît et me dit : c’est ici que je voulais vous emmener. Votre place est ici. C’est ici chez vous. Je l’observe, ma tête tombe légèrement sur mon épaule droite et je lui dis : il ne faut pas se fier aux êtres humains. Il faut écouter sa conscience. Dès le début, je savais qui vous étiez. J’ai attendu devant ce supermarché à Lisbonne pour vous voir. Je savais que vous étiez capable de débloquer les mauvaises énergies qui envahissent mes nuits et mes jours encore et encore. Voici mon cadeau. Je sors de ma poche un minuscule carnet noir, aux coins usés, presque effacé par les pluies anciennes et les malédictions oubliées. Je le lui tends sans un mot. À l’intérieur, il n’y a qu’une page, une seule, sur laquelle est écrit : Tu étais mon rêve. Évelyne Guzy le referme doucement, le serre contre son cœur, et disparaît à nouveau dans la lumière qui tombe entre les pierres.


1 Mark Z. Danielewski, La maison des feuilles



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Bio

Evelyne Guzy vit à Bruxelles. Après des études de journalisme et une agrégation – complétées plus tard par une formation à la recherche –, elle a consacré l’essentiel de sa carrière à l’écriture et à la communication : auteur de brochures d’information sur des thèmes d’intérêt citoyen, éditrice, ghost writer à l’occasion, coach dans ses deux spécialités. Elle a dirigé l’essai Attentats-suicides. Le cas israélo-palestinien (Préface de Pierre Mertens – Luc Pire, 2004). Dans le domaine de la fiction, elle a publié une histoire urbaine, Bruxelles-les-Eaux (Maelström, 2010), deux recueils de nouvelles dont Belgiques. Ce qui reste quand on a tout oublié… (Ker éditions, 2023) et trois romans : Dans le sang (Bernard Gilson Éditeur, 2009), Le martyr de l’Etoile (Luc Pire, 2012) et La Malédiction des Mots (M.E.O., 2021). Son ouvrage le plus récent, Danser, encore. Histoires de renaissances, est paru chez Edern éditions en mars 2025. Evelyne Guzy a contribué à des ouvrages collectifs et a assuré une chronique consacrée aux écrivains belges sur la radio bruxelloise BXFM 104.3. Elle collabore à la revue littéraire Marginales et a figuré dans l’avant-dernière sélection du prix Victor Rossel de littérature 2021 pour La Malédiction des Mots. Les thèmes de la violence extrême et de la mémoire traversent ses écrits.

Précisions d’usage 
Ce portrait est un portrait onirique basé sur un rêve, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie. Erreurs de syntaxe, d'orthographe ou coquilles... faites-nous part de vos remarques à mapuetos@mapuetos.com