Elvis Ntambula Mampuele
Le portrait onirique de Elvis Ntambula Mampuele
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Après une journée douce où j’ai admiré le ciel gris clair. Nuages bordés de fulgurances pourpres. Journée de questionnements et de remises en question. Quand on doute, c’est qu’on est toujours vivant. Et c’est ce doute-là — lucide, vibrant, habité — qui rend la vie encore plus précieuse. La nuit m’emporte dans un rêve. Les journées ne m'emmènent que dans des cauchemars où je marche dans un labyrinthe tatoué sur le pouce de ma main droite. Un enfant est recroquevillé, assis par terre, la tête dans les genoux, dans le coin d’une chambre sombre dans une maison au bord de l’eau. L’enfant pleure à l’intérieur de son corps. Ses poumons se remplissent de larmes d’eau claire. Il est seul. Un homme entre dans la pièce et dit : Quand nous étions jeunes, nous croyions que rien ne pouvait nous atteindre. On rêvait d’être invincibles, mais ce qu’on oubliait c’était que tout pouvait s’arrêter à n’importe quel moment. 1 L’enfant disparaît. L’homme disparaît. La maison est trop grande pour moi. Le monde est trop grand pour moi. Les rêves sont infinis. Dès que je rencontre un Congolais, je m’excuse. Je demande pardon. Je ne suis pas surhumain. Je ne suis pas immortel. Je sais que le colonialisme n’a jamais été enterré. La gêne est telle que je suis étonné de me retrouver ici, à Kinshasa. La couleur de ma peau, ce rouge maladif, ce blanc crème, ce rose de porc, fait de moi un arrière-petit-fils de colon. D’esclavagiste. Même si mes aïeux n'ont jamais mis les pieds en Afrique. Un jeune homme me dit : dans les rêves, la peau n’a pas de couleur. Nous ne sommes que des esprits. Des âmes qui circulent de rêves en rêves. Je me retourne et je reconnais l’écrivain Elvis Ntambua Mampuele. Il me propose de visiter la ville de nuit. Je refuse. J’imagine Kinshasa me traverser comme une pensée onirique qui aurait trop attendu. Un rêve oublié. J’imagine avancer dans une densité invisible et chaque pas creuser un peu plus l’absence. Dans le rêve, j’étais venu pour lui, pour lui parler de son livre Makila , de ses mots, de sa vie. Pour fumer une cigarette, même si je ne fume pas. Pour boire de l’agené, même si je me méfie du maïs. Mon monde est fait d’hommes et de femmes qui se respectent. Il me montre des étoiles dans le ciel. Sans rien dire. Nous échangeons sur nos batailles muettes. Je ne suis pas le seul à ressentir la tension, la dissonance presque insoutenable entre la violence du monde et la fragilité d’un geste poétique. Je n’écris pas dans l’indifférence. Il me dit : Patrick Lowie, que la littérature soit notre cheval de bataille pour combattre l’ignorance et l'indifférence des autres. Ne quittez pas Tshituala des yeux.
J’accepte enfin de croiser des ombres dans la nuit. L’air y est fait de tissus humides et de souvenirs tièdes. Tout sent quelque chose d’indéfini — un mélange de fruits fermentés, d’ozone, de poissons pollués et de métal fondu. Le monde fond à vue d'œil. Le sol vibre à peine, comme s’il respirait sous nos pieds fébriles. Des voix, venues d’on ne sait où, murmurent des prières dans une langue nouvelle. Un animal errant passe en lévitation. Rien ne pèse. Même le chaos semble suspendu. Combien d’habitants déplacés ? Combien de morts ? Des facteurs politiques, économiques et ethniques ? Et le peuple ? Et l’Humain ? Comment pourrais-je encore écrire sans hurler ? Elvis Ntambua Mampuele me dit calmement : mon père est décédé dans un accident d’avion. Je n’ai pas pu voir son corps. Son corps était calciné. J’avais 16 ans à l’époque, et je me suis réfugié et renfermé dans l’idée qu’il était toujours vivant. Une nuit, il est venu dans mon rêve. Il était devant moi. Debout. Sa barbe avait poussé, et ses cheveux formaient une coupe Afro. Il m’a approché et m’a soufflé : « Oui, c’est ce que tu vois, je ne suis pas mort. Je suis toujours là ! Va à l’école ! ». Je me suis réveillé en sursaut. J’en ai parlé à un ami qui m’a dit : « Arrête de penser qu’il est toujours en vie. Tu sais, quand on rêve d’un mort, celui-ci vient pour confirmer nos doutes et nous dire qu’il n’est vraiment plus de ce monde. Ton père était là pour te dire au revoir. » Pour moi, les morts apparaissent dans les rêves pour nous soutenir. Les morts disent toujours la vérité dans les rêves.
Et ? Vous êtes allé à l’école ? L’écrivain ne me répond pas. Nous marchons le long des routes, nous traversons des rivières, nous parlons beaucoup. Je lui dis : Oui, la poésie ne peut pas arrêter une bombe. Mais elle peut empêcher, un instant, qu’on s’y habitue. S’habituer à la violence, ce n’est pas du cynisme, c’est de l’inhumanité. Les guerres, ce ne sont pas des matchs de football. On ne supporte pas l’une ou l’autre équipe. Même au nom de la paix. C’est dur d’écrire dans ce contexte, car l’imaginaire semble soudain dérisoire. Comme si la poésie devenait une fuite, une légèreté coupable. Et pourtant, peut-être que c’est précisément dans ce contexte qu’elle est la plus nécessaire. Pas comme solution. Pas comme remède. Mais comme espace de respiration dans un monde qui suffoque. Comme trace d’humanité dans un monde qui se déshumanise. On lève tous les deux la tête au même moment. Les étoiles s'éteignent dans le ciel. Je lui dis : j’aimerais trouver Mapuetos avec vous. Nos écritures ne sont pas des projets hors-sol, nous sommes poreux au monde, habités par lui, imprégnés de ses douleurs. J’écris à partir du rêve, mais les rêves aussi sont traversés par la guerre, l’exil, le vacarme du réel.
Je fais une légère pause. Je l’observe et je lui dis : Elvis Ntambua Mampuele, vous êtes un immense poète. Il n’est pas trop tard pour trouver Mapuetos et je vous le promets : je ne perdrai jamais Tshituala des yeux.
1 Makila, Elvis Ntambua Mampuele, ed. La Croisée des chemins
Publications & anecdotes
Bio
Né au Congo (Kinshasa), Elvis Ntambua Mampuele est l’auteur du roman Makila, qui retrace le quotidien des enfants-soldats à l’est du Congo. Diplômé en information-communication à l’université Lumière Lyon 2, il est également cofondateur de « Tchikeva l’étudiant du futur », premier média dédié aux universités et à la jeunesse estudiantine congolaise. Il a co-organisé l’évènement « Au son de la Rumba » afin d’accompagner la candidature conjointe des deux Congo pour l’inscription de la rumba au patrimoine immatériel de l’Unesco. Il est aussi le créateur de la première boite à livres à Kinshasa, dans la commune de Lingwala, pour rendre gratuit et faciliter l’accès aux livres à ceux qui en manquent. Son premier roman *Makila* a été sélectionné au Grand Prix du roman Métis, et au prix Metis des lecteurs de la ville de Saint Dénis.