Stanislas Cotton
Le portrait onirique de Stanislas Cotton
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Dans ma tête, je suis déjà ailleurs. Depuis si longtemps. Dans les coulisses d’un théâtre. Entre deux rêves oubliés. J’ouvre les yeux, réveillé par une mouche. À l’aube. Les premiers filets de lumière tombent sur le lac. Le monstre baille et cherche un sommeil réparateur d’une nuit d’enfer. Les planches ne brûlent plus. Quelques silhouettes s’évaporent à l’ouverture des rideaux. Rouge sang. La rampe tremble. Je me souviens de ce comédien qui ne retenait pas un dixième de ses répliques, et lorsqu’il entrait en scène, en maillot de bain, la salle bondée riait aux éclats. Le gringalet et sa voix fluette ne correspondaient en rien au personnage de la bête. Erreur de casting. Mais tellement applaudi. D’habitude, quand je fais ce genre de rêve — arriver en retard sur scène, ne pas connaître mon texte, jouer devant une salle vide parce que je me suis trompé de jour — je ne suis pas là à attendre quelqu’un, un manuscrit sous le bras. Les rideaux s’ouvrent donc. Les ombres chinoises du monstre apparaissent. La salle a peur, des hommes crient, les femmes rient. Je ne veux pas voir la suite, je connais la pièce par cœur. Je ferme les yeux pour tenter de retrouver l’atmosphère du lac volcanique. Tectonique. Je vois l’eau bouillir. L’eau du lac. Je jette
gli gnocchi
dans l’eau bouillante du lac. Ils flottent à peine, hésitent, puis coulent comme des souvenirs trop lourds. Un à un, ils remontent à la surface, gonflés de silence. La scène est vide, mais le lac me parle. Je tends l’oreille : ce ne sont pas des bulles, ce sont des répliques oubliées. Je comprends que le monstre n’est autre que Paolo Giordano Orsini, je le vois tuer ses femmes, en répétant que ce ne sont que des accidents. Je monte sur scène, je tue le noble, l’enfoiré. Un bel homme s’approche de moi, il se présente :
mi chiamo Stanislas Cotton.
Tous les deux Belges, il nous paraît normal de converser dans la langue de Dante. Il se présente comme si je ne savais pas qui il était. Il a oublié, je ne lui dis rien. Il ne se souvient pas de la rue des Radoux à Braine-le-Château en Belgique, il ne se souvient plus de cette rue et de sa montée de quasi un kilomètre. De nos jeux d’enfants devenus jeux de théâtre, d’ombres, troquant les histoires des uns et des autres, les réinventant. Je lui dis :
elle faisait partie de la famille, son fils a tiré sur sa femme, comme Orsini, lui aussi a dit que c’était un accident, un fusil de chasse je crois, chasse-t-on les femmes ? Vous souvenez-vous des majorettes de Braine-le-Château ?
Stanislas Cotton ne sait comment réagir, il me demande de le suivre. Je le sens stressé d’un coup. Il me dit qu’il joue dans la prochaine représentation. Nous entrons dans sa loge, il me prévient que le rideau se lève dans une heure et qu’il aimerait jeter un œil sur le texte. Pendant ce temps, je ferme les yeux pour jeter un œil sur
gli gnocchi.
Il cherche sa brochure. Il retourne toute la loge, il ne la trouve pas. Il essaye de se rappeler ses premières répliques. Sans résultat. Le temps passe et l’angoisse monte. Il n’a pas le moindre souvenir de la pièce qui doit être jouée. Il commence à chercher son texte dans les coulisses, peut-être a-t-il égaré sa brochure par là. Il cherche encore et le temps passe. L’heure de la représentation approche. Il fouille, fouille et s’égare, il me demande de le suivre, nous quittons les loges, le théâtre, un orage gronde comme un monstre qui ferait un rot sans fin. Il s’arrête de marcher brusquement. Prend une longue inspiration et déclame :
les heures s'étirent, la nuit mature. Son maquillage d'étoiles paillette son visage. La mer apaisée murmure à peine, jetant de vagues esquisses de lame sur le sable. Nuit sans souffle, langueur de fin d'été, bruits d'insectes, ballet de moustiques
.
Ce n’est pas le bon texte, je vais devenir fou si je ne retrouve pas la brochure.
On revient au théâtre mais on ne retrouve pas le chemin des loges. Le théâtre est devenu un labyrinthe inextricable. Nous tournons en rond, mais plus aucun mur ne se répète. Chaque couloir mène à une scène vide, un rideau fermé, un miroir sans reflet. Stanislas Cotton ralentit. Il semble épuisé. Il ne cherche plus la brochure, il cherche l’issue. Il me regarde et murmure :
Peut-être que je ne suis pas acteur. Peut-être que je suis le texte.
Je lui tends le manuscrit que je tenais depuis le début. Il le prend, l’ouvre, lit quelques lignes, et pâlit.
Ce n’est pas mon écriture,
dit-il.
Mais c’est mon histoire.
Une lumière froide tombe du plafond. Il me regarde. Son visage n’a plus d’âge.
Tu sais comment ça finit ?
Je hoche la tête.
Alors ne me dit rien.
Il entre sur scène, seul. Je reste derrière les rideaux, dans l’ombre. Le rideau se lève. La salle est vide. J’entends les applaudissements.
Dans le rêve, on se retrouve le lendemain, sur une terrasse face au lac de Bracciano. Stanislas Cotton me sert un café et me dit :
je vous remercie pour hier. Le monstre était dans un mauvais jour. J’ai lu votre pièce à l’aube. C’est très mauvais. Quelle idée d’écrire une pièce vieille école, naturaliste, descriptive, linéaire, comme dans un roman du XIXème siècle. Êtes-vous devenu fou ?
Je ne dis rien, je me rends compte m’être trompé et lui avoir donné un texte d’une amie qui voulait mon avis. Je ne dis rien parce que mon erreur me semble plus grave que l’idée de lui avoir soumis une pièce qu’il n’aime pas et que je n’ai pas écrite.
Je fixe le lac, silencieux.
On peut nager dans ce lac ?
L'écrivain belge me répond :
le monstre dort et gli gnocchi ne remontent toujours pas à la surface.
Publications & anecdotes
Bio
Stanislas Cotton est un auteur dramatique et romancier belge. Ses pièces ont été de nombreuses fois récompensées, notamment Bureau national des allogènes, Prix du meilleur auteur et Prix SACD de la création théâtrale en 2001, et Mes papas, l’ogre et moi, Prix Annick Lansman et Grand prix du spectacle de l’Académie de langue et de littérature de Belgique en 2020. Son théâtre est généralement publié aux Editions Lansman, ses romans aux Editions Murmures des soirs et aux editions Edern. Il vit en Italie, dans la campagne romaine.