Nico Kennes
Le portrait onirique de Nico Kennes
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Les jours brouillons, les jours flous et sombres, je lis cette phrase tel un mantra : j’ai eu la chance d’avoir ces arcs à ma corde. Mes curiosités n’ont pas sensiblement décru avec les années. Grande a toujours été ma faculté d’enthousiasme. J’étais avide de nouveauté, de rareté, d’étrangeté, de beauté surtout. On me reproche de voir trop haut et trop grand. C’est mon immense déception : le monde s’est rapetissé. Nous ne sommes plus au pays des Géants. Mais ça ne marche pas, la blessure est profonde. Dans le rêve, je voyage en train vers Leuven en Belgique. Mièvre patrie. Les fenêtres du train ont été remplacées par des hublots. La pluie tombe sur le pays depuis plusieurs siècles. Un homme assis en face de moi me dévisage et referme son livre. Il se présente : mon nom est Nico Kennes, vous êtes Patrick Lowie, n’est-ce pas ? Nous nous sommes déjà rencontrés dans un autre rêve… Je rougis bêtement. Les voyages oniriques incognito ne seront donc jamais possibles. Avec l’âge, j’ai de plus en plus de mal à me rappeler des visages et des noms. Tout s’efface. Je m’excuse mais je lui dis : oui, je me souviens. Je suis distrait. Je pensais à la vie qui m’a infligé de nombreuses défaites. Je pense que cette pluie qui tombe nous transforme en crapauds des Indes, en crapauds malabars. Vous allez à Leuven ? L’excellent écrivain secoue la tête de gauche à droite. Il me dit qu’il part dans un lieu mystérieux. Il me propose de l’accompagner. Le train s’arrête en pleine campagne. On descend. On ne sait pas trop si on va pouvoir marcher ou nager. Les arbres pleurent d’ennui. Les animaux ont bu la tasse. Un thon se noie. Je poursuis la conversation : nombreuses défaites, certes, mais je n’ai jamais transigé avec les trois causes que j’avais embrassées au départ et qui sont : la poésie, l’amour et la liberté. J’exècre les écrivain·e·s qui ont le “culte du moi”. Ceux ou celles qui se pavanent dans les médias. Je préfère les écrivain·e·s qui se sentent uniques, qui tendent à l’impossible volupté, à une forme de rigidité, de respect de leurs convictions.
On s’approche de l’orée d’un bois. Nico Kennes me dit qu’il s’est perdu, qu’il s’excuse, qu’il va falloir se réveiller et revenir une autre nuit. Je refuse. Il n’est plus question pour moi de me tremper les pieds dans ce maudit pays. Des crapauds bleus me parlent dans une langue que je ne connais pas. J’ai juste un immense regret : d’avoir été influencé, de ne pas avoir assez assumé ma vie. Je n’ai pas un caractère virulent. Nico Kennes plonge entre deux sapins, je le suis. On arrive dans un étrange village. Un village d’un autre siècle, archaïque, un ancien parc aquatique. Des amis de l’écrivain viennent à notre rencontre. Il ne semble pas reconnaître tout le monde. Des visages vaguement familiers. Tout le monde semble perdu dans une forme de chaos des eaux. Des gars des eaux. Là aussi : doit-on nager ou marcher sur les petits sentiers étroits, dangereux, qui ne semblent mener nulle part ? J’entends la voix de Cabane qui chante les mélodies de l’amour. Il y a trop de monde dans l’eau. Trop de corps habillés et mouillés. Trop d’odeurs, effluves d’urines de bovins, de pipi de chats. On se faufile à travers de petites ouvertures et des passages étroits pour finalement atteindre de vieux bâtiments en béton. L’ambiance est oppressante, l’ambiance est claustrophobique. Partout autour de nous, nous observons des gens qui n’en p(l)euvent plus, épuisés et abattus. Insupportable chaos, chaos d’un monde en léger sursis. Bonne chance ! répète un perroquet à la queue orange du haut de son arbre. Nico Kennes me guide dans ce pays devenu immense lac sans fond. On s’assied un instant sur un banc et je lui dis : la guerre est toujours un carnage injustifiable. Toutes les guerres. Une fois qu’on a fait ce constat, il ne reste qu’une seule chose à faire : écrire.
Nico Kennes se tourne vers moi. Il me regarde avec une intensité soudaine, presque douloureuse et dit : je vous ai retrouvé parce que vous êtes resté fidèle à quelque chose. Je ne sais pas quoi exactement. Peut-être à une blessure, peut-être à une chanson. Mais votre fidélité m’a ramené ici, comme un phare qu’on voit depuis l’intérieur d’un rêve. Alors oui, je vous ai menti tout à l’heure : je savais très bien où nous allions. Nous allons là où les phrases qu’on n’a jamais écrites continuent de s’écrire toutes seules. Nous allons là où la pluie est une langue étrangère. Suivez-moi. Je pense que nous ne sommes partis nulle part. Nos corps trempés ne réagissaient plus à rien. Les pensées flottaient sur une eau sale. Les duperies monstrueuses reprennent. Nous allons devoir vivre avec ça. Nous allons devoir rester absolument modernes.
Au réveil, je me sens comme neuf. Mon rendez-vous à la Brasserie des Belges est annulé. Je reçois un coup de fil de Nico Kennes : Monsieur Lowie, le voyage a été difficile mais j’ai enfin terminé mon nouveau livre. Les rêves épuisent mais nous rendent heureux.
Publications & anecdotes
Bio
Nico Kennes (1989) a étudié la communication et les études culturelles à Leuven et Madrid. En tant que journaliste focalisé sur l'art et la culture, il a écrit pour, entre autres, De Correspondent, rekto:verso, Vice et Apache. Ensuite, il a été actif pendant plusieurs années dans le secteur de la musique, comme chargé de projets et comme musicien avec Barely Autumn. Récemment, son roman "Binnen is het warmer" , un premier ouvrage plein d'esprit et semi-autobiographique sur la quête universelle de sens, a été publié en néerlandais par les éditions Horizon.