Émilien Rouvier

Émilien Rouvier

Le portrait onirique de Émilien Rouvier

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Selon Antoine Léon, Mapuetos est le monde irréel, l'endroit « sachant » du monde réel, le monde de Wittgenstein, celui qui n’a besoin de mots car il est le mot. Je lève les yeux au ciel, guidés par des troncs immenses, arbres mélancoliques qui rappellent les fleurs déchirées d’un paradis fantasmé. La promenade est inutile, obsolète, la promenade n’est qu’illusion. Je cite de mémoire et à voix intérieure dans cette forêt sans fin : que le soleil se lèvera demain est une hypothèse 1 . Dans ce rêve, les hommes ont tous onze andouillers identiques et brament, un long concert cacophonique laisse place au silence. Un jeune homme perd ses cornes qu’il plante sous un séquoia géant. Des fleurs aux couleurs multiples poussent instantanément sur les cors. Il abandonne son tableau de maître et vient dans ma direction : Monsieur, excusez-moi, je me présente, Émilien Rouvier, je suis en quête du sacré. Vous êtes Patrick Lowie, n’est-ce pas ? On m’a parlé de vos dons mystérieux. Il y a trop de monde en ville, trop de bruits de pas, j’ai préféré vous rencontrer ici, on m’a dit que c’était votre nouveau salon de motivation.

Je garde le silence, les mots ne sortent plus de cette bouche aux lèvres asséchées, fendillées par le mot amour répété à l’infini. J’observe d’autres animaux gambader dans la forêt et d’autres hommes perdre leurs bois, ce qui donne à la forêt un petit air de champ sous une forêt vierge, toile peinte par un artiste atteint de dégénérescence des neurones et qui aurait reproduit ses hallucinations visuelles. Une petite musique dans la tête, Brazil de Geoff et Maria Muldaur, je sifflote et me tapote le visage avant de répondre enfin : je sais qui vous êtes, votre livre “Journal d’ascétisme” a hanté mes nuits, donc mes rêves. Cette phrase surtout : “… il faudrait cesser de perdre ainsi son temps en aval, en amont de soi, dans l’angoisse d’un autre jour qui s’éteint, ou de chaque chose dite, faite ou entendue. Les saints vivent et meurent dans la miraculeuse cohésion du plaisir.” mais vous n’êtes pas venu à moi pour que je récite votre livre, Monsieur Rouvier. Venise vous empêche de dormir ? Vos pas s'alourdissent avec le temps ? Je ne vous croirais pas. Vous avez énormément de talent. Si vous pleurez, les larmes vont sécher. Faites naître de vos mains les feuilles de la confiance. Regardez, ce sont ces feuilles-ci, prenez-les, nourrissez-les. Nourrissez-vous.  Le jeune homme, très étonné, prend les feuilles et se couvre le visage puis ses yeux réapparaissent et son expression se transforme. Il me dit : je suis venu ici car j’aimerais vous confier un rêve que j’ai fait il y a quelques années. J’en avais parlé à un ami, qui habite désormais à l’autre bout du monde. Cet ami vient de me raconter mon propre rêve : il s’en souvenait et moi pas. Cette histoire m’est apparue comme quelque chose d’à la fois très intime et de tout à fait étranger. Un objet de contemplation et d’hypothèses psychanalytiques gratuites. C’est un rêve qui a naturellement vocation à s’émanciper de moi. Je suis dans la maison de mon enfance, devant la porte vitrée qui donne sur une allée de sable bordée d’oliviers. L’allée s’effile vers trois cyprès mortuaires, au fond du jardin. Au-delà, c’est la forêt. Tous les volets sont clos, sauf ceux de la porte vitrée, fragile et entrouverte, de plain pied sur l’allée illuminée d’un demi-jour. Autrement c’est la nuit. Une silhouette avance vers la maison depuis le fond de l’allée. C'est celle d’une vieille bohémienne à la démarche boiteuse, les jambes raides, les pas minuscules. Le rêve ne détaille pas son visage, ni ses vêtements, rien d’autre que sa démarche. Ce qui attire mon attention c’est surtout cette chose informe qu’elle porte sur le plat de ses mains tendues devant elle, comme un coussin cérémoniel (de ceux où l’on pose des médailles ou bien les clefs d’une ville). Il faudrait fermer les volets mais je me sens paralysé par la peur et malgré la lenteur de l’approche, il me semble qu’il est déjà trop tard pour l’empêcher de m’atteindre. La masse informe, c’est mon chat, la chatte noire avec laquelle j’ai grandi, de mes sept ans jusqu’au seuil de l’âge adulte. Il y avait des années que j’avais quitté la maison lorsqu’elle est morte. Elle avait choisi de disparaître ces jours où mes parents, l’été, la laissaient seule dans le jardin, pour aller à la mer. On suppose qu’elle est allée se cacher quelque part dans les bois, parce qu’elle comprenait qu’elle allait mourir. Elle s’est sans doute sentie seule et abandonnée, au moment fatidique. La voilà qui m’est rendue : je ne sais pas si la bohémienne l’a tuée, je ne crois que la question se pose. On me tend son corps comme une offrande. Cela approche. Dehors, c’est dehors, une seule substance ; la noirceur, le bois confondus. Dedans, les bornes de ma sécurité.  Je m’éveille bien sûr avant que cela m’atteigne. J’ai bien sûr mon idée sur ce que tout cela veut dire mais je la garderai pour moi. Par contre, j’aimerais savoir ce que vous en pensez. 

Le crépuscule s’annonce, j’entends des bois craquer, tous les hommes sont partis, des écureuils font des crottes fluos, des oiseaux dansent et font signe de se presser à d’autres oiseaux épuisés par la charge de travail, n’oublions jamais que voler c’est travailler. Je m’approche d’Émilien Rouvier et lui dis : je ne suis pas un saint, j’aime la bière trappiste, les lieux vidés, j’aurais pu être ascète et le serai peut-être un jour, en attendant, dans votre rêve ce qui m’interpelle c’est votre bohémienne qui s'approche lentement avec le chat mort dans les mains, ça incarne probablement une menace ou un danger qui se rapprochait inexorablement à l’époque, vous êtes vivant aujourd’hui, donc pas de crainte sauf si son  identité mystérieuse et son allure renvoient chez vous à des peurs irrationnelles. Je peux vous dire que la bohémienne est morte et qu’elle n’interviendra plus dans vos rêves. Retournez en Italie, publiez un nouveau livre, c’est essentiel pour vous et pour nous tous. 

Mes bois tombent en accrochant l’avant-bras droit, cubitus fracturé. 

1 Ludwig Wittgenstein


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Bio

Emilien Rouvier est né et a grandi en Provence. Ses études de lettres francaises et italiennes, ainsi que son goût pour l'art de la renaissance l'ont amené à s'installer en Italie. Il vit et travaille actuellement à Venise, après avoir habité à Rome et à Padoue. Il a publié en 2023 un bref roman, "Journal d'ascétisme" aux Editions du chemin de fer.

Précisions d’usage 
Ce portrait est un portrait onirique basé sur un rêve, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie. Erreurs de syntaxe, d'orthographe ou coquilles... faites-nous part de vos remarques à mapuetos@mapuetos.com

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