Soufiane Hennani
Le portrait onirique de Soufiane Hennani
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Dans un rêve lointain, je me balade dans les allées du salon du livre à Paris. Une activité que je n’apprécie guère surtout quand il y a beaucoup de monde. J’espérais rencontrer Jodorowsky ou repérer de nouveaux talents mais je suis tombé sans vouloir sur le stand du Maroc. Pays que j’ai découvert en 1997 et qui ne m’a plus jamais quitté. J’y vis le plus clair de mon temps, j’ai déjà pensé me faire enterrer au Maroc même si j’ai toujours dit : qu’on m’enterre là où je meurs . Jodo (désolé pour cette familiarité alors que nous ne nous sommes vus que deux fois) a écrit que les souffrances familiales, comme les anneaux d'une chaîne, se répètent de génération en génération jusqu'à ce qu'un descendant - dans ce cas, peut-être toi ? en prenne conscience et transforme sa malédiction en bénédiction. J’étais donc enveloppé par mes pensées, très éloigné de l’atmosphère commerciale de ce salon où l’on vend des livres comme si on vendait du fromage alsacien (que je vous déconseille en passant). Et là, sur le stand du Maroc, un jeune homme vient vers moi et me dit : bonjour Patrick Lowie, je m’appelle Soufiane Hennani, nous vous attendions. Pourtant, personne ne m’attendait et personne n’était au courant de ma présence dans ce salon. Je le suis, il m’emmène à l’arrière du stand puis, après avoir enjambé quelques cartons de livres qui ne se vendront jamais, il ouvre une première porte, une deuxième, une troisième,... et là, une dernière pièce obscure, un homme assis sur un fauteuil branlant avec à ses pieds des hommes et des femmes vantant ses mérites mais qui en réalité n’a pour seul mérite de ne jamais sortir de ce fauteuil. Les sujets sont couchés, éclatés au sol, sur la moquette rouge déjà rongée par les rats parisiens, ils applaudissent pour un oui ou pour un nom. Je regarde Soufiane et je le supplie des yeux de m’emmener loin d’ici, je ne veux plus voir ces écrivaillons, je lui glisse à l’oreille : le Maroc mérite mieux que ça. Au réveil, je me sens las, presque vide, je me dis que la toxicité doit être bannie de ma vie au risque de mourir comme un écureuil à Tchernobyl. En m'endormant à nouveau, Soufiane Hennani me dit : vous avez raison, et la toxicité est multiple : on la retrouve dans les droits humains, les questions de genre, les libertés corporelles et sexuelles, partout où l’homme veut garder son pouvoir au nom d’une connaissance qu’il n’a pas. Effectivement, ces petites dictatures domestiques et professionnelles tuent à feu doux, parfois rapidement. Venez, me dit Soufiane, trouvons un endroit calme hors d’ici, j’ai un rêve à vous raconter. En sortant du salon du livre de Paris, nous arrivons sans escale et en quelques secondes au Maroc complètement transformé : on sent le vent des libertés souffler sur toutes les côtes, dans les montagnes et même les contrées désertiques du pays. D’un seul coup, je ne suis plus daltonien, je revois toutes les couleurs à merveille. On s’assied à une terrasse d’un café, il me sert une verveine et me dit : voici mon rêve : alors que mon père est bien vivant dans la vie réelle (et fort heureusement), dans le rêve il meurt. Mes sœurs, ma mère et moi nous nous sentons seulEs et abandonnéEs. Je suis incapable d'incarner la figure paternelle pour ma mère et mes soeurs durant le deuil. Au lieu de m'impliquer dans les préparatifs des funérailles et trouver un cercueil, je cherche un moyen pour attirer mon père à la vie de nouveau. Je suis spectateur de ce qui se passe. Je pleure. Je pleure dans le rêve et je me réveille en pleurant. C'est ma sœur aînée qui prend le relais et je vois ma mère déçue de ce que je n'ai pas pu incarner pour elle et pour la famille. Je lui dis : dans certains pays, il y eut de nombreuses manifestations lors de changements significatifs de la société, les gens ont peur du changement, mais dix ou vingt ans après, ils constatent que la déchéance annoncée n’est jamais arrivée, que le monde, malgré ces changements, n’a pas changé fondamentalement, ce n’était pas la fin de la civilisation. Je crois que c’est exactement le sens de votre rêve. Si votre sœur aînée a pris le relais c’est qu’elle vous aime et qu’elle comprend vos limites. La déception de votre mère sera de courte durée. Vous êtes la personne qui transformera une malédiction en bénédiction. Le sauveur d’une famille, d’une société sans doute. Votre rêve ne parle pas de culpabilité, il met en lumière le geste de votre sœur, parce que les sociétés s’adaptent, se transforment. Il faut des alchimistes pour arriver à ces changements, vous en êtes un. Vous n’aviez pas à incarner cette figure paternelle si cela ne correspondait pas à votre force intérieure. Remerciez votre sœur d’être la fille d’un nouveau monde.
Tout est sorti d’une traite de mon cœur sans passer par la langue. Soufiane Hennani me regarde étonné. Je ne lui dis pas qu’il a plus de courage que ces vauriens, claqués au sol, qui cirent les pompes mais ne transforment rien, parce qu’une société qui ne bouge pas, est une société qui meurt. Et la mort ne m’intéresse pas.