Johan Lowie
Le portrait onirique de Johan Lowie
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Tout est très flou depuis plusieurs jours. Ces migraines ophtalmiques reviennent tous les sept ans, toujours en automne. Elles me disent : Patrick, n’oublie pas que le monde n’est pas très net. Dans le rêve aussi c’est flou. Je plisse les yeux pour mieux voir ce qui permet de concentrer le rayon lumineux sur la rétine pour améliorer la netteté. Les yeux plissés, je suis dans la ville de Frederick dans l’État du Maryland , aux États- Unis . Je siffle un air que je ne connais pas. Je traverse la rue avec ma canne blanche et mon chien, un magnifique lévrier italien, qui me guide : j’entends au loin le Lester Bowie's Brass Fantasy jouer I only have eyes for you. Bowie est né ici, ça se voit à la couleur des feuilles des arbres, à la lumière, l’automne ici, c’est un automne particulier, doux et tranchant. En quelle année sommes-nous ? La ville m’ensorcelle, comme s’il y avait de la place pour tout le monde. De belles vibrations énergétiques me caressent la peau, elles viennent de cette colline, là-bas. Et petit à petit, c’est toujours la musique qui me guérit, le flou s’efface, je peux à nouveau ouvrir les yeux. Je dépose ma canne sur la vitre d’une galerie de Downtown Frederick, j’aimerais m’asseoir un peu et me faire emballer par l’atmosphère. Je me retourne et en vitrine de la galerie, je suis émerveillé par un tableau signé Lowie au titre évocateur : Does time exist ? La pendule peinte indique 10h20.
Soudain, une sensation étrange m'envahit. J'ai l'impression fugace de reconnaître ces lieux, d'y avoir vécu mille vies. Comme si mon âme errait depuis toujours dans cette ville, attirée par une force mystérieuse. Je reste un moment immobile, essayant de saisir le sens de ces réminiscences improbables. Puis le tableau de Lowie semble s'animer sous mes yeux : les aiguilles de la pendule tournent, le temps reprend son cours. Je souris, apaisé. Le voile se lève peu à peu. Un homme s’avance et me dit : vous me semblez perturbé par ma toile. Je suis l’artiste, Johan Lowie. Je lui explique que c’est ma première visite onirique dans cette ville et que j’étais attiré par ce lieu, ce tableau, cet endroit. Il me dit : vous vous appelez comment ? Je réponds : Patrick Lowie, je suis écrivain. Il me guide vers l’arrière de la galerie, on s’assied et me dit : je suis une personne très visuelle, plus qu'un écrivain. Pour moi, les écrivains sont des magiciens. Je pense que si vous êtes venu jusqu’ici, c’est que nous sommes de la même famille. L’étonnement devait se lire sur mon visage, gêné il se lève pour me servir un verre d’eau. Je savais que vous alliez venir. Vous êtes apparu dans un de mes rêves. J'avais rêvé de la mer. Flottants à quelques centimètres au-dessus de l'eau, surgissent les poissons, ils avaient toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, ils parlaient une langue ancienne, le langage de l'amour. Après mon rêve océanique, j'ai réalisé ces trois tableaux. Regardez !
Les pieds dans l’eau, puis jusqu’aux genoux, le corps flotte entre ces poissons et mon lévrier italien qui apprend à nager, la conversation se poursuit, j’apprends que Johan Lowie et moi avons un ascendant en commun. La nouvelle me paraît si singulière : Petrus Lowier (1689-1751) et Petronella Van Biervliet (1690-1749) nos ascendants en commun : arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière grand-parents . Je lui dis : ils ne se seraient jamais imaginés qu’on se retrouve un jour à Frederick. Des racines se reconnaissent. L’eau cesse de monter, Johan nage vers la porte et l’ouvre, l’eau s’échappe dans la rue, ruisselle et emporte quelques feuilles mortes, des factures rongées par les souris, des trombones et quelques notes. Une foule s’avance vers nous, ce sont tous nos ancêtres sauvés de la peine capitale, sauvés de l’Inquisition.
Soudain, le décor change à nouveau. Nous sommes transportés dans une clairière verdoyante, sous un ciel d'azur. Les oiseaux chantent une douce mélodie. Nos aïeux dansent autour d'un grand feu de joie, leurs visages illuminés d'allégresse. En cet instant magique, plus rien d'autre n'a d'importance que ce lien indestructible qui unit deux âmes sœurs à travers les âges. J’essaie de parler à tous mes ancêtres, hommes et femmes : dites-moi, avez-vous entendu parlé de Mapuetos ? … dites-moi, avez-vous entendu parlé de Mapuetos ?... dites-moi, avez-vous entendu parlé de Mapuetos ? La réponse est toujours la même : bien sûr ! bien sûr ! bien sûr ! Comme s’ils étaient tous atteints d'écholalie. Petronella s’avance vers moi et me dit : sachez que Mapuetos n’est pas une dystopie, c’est probablement un mot de passe pour le nouveau monde ou est-ce le nouveau monde. Un jour nous saurons tous où est Mapuetos. Merci d’en parler à travers votre projet, nous vous enverrons des signes et des balises, nous nous approchons de la vérité.
Le feu s’éteint, les aïeux disparaissent dans la forêt. Il est 22h20. Johan peint la clairière avec des corps nus qui flottent dans l’air, entre deux vents risqués, entre deux rêves noyés.