C'est un très long rêve. Je veux dire que le rêve a
une durée indéfinie et interminable. Je me souviens qu'il
était en deux partie, le premier a été interrompu par une
mauvaise odeur, était-ce l'humidité ? Je me suis dit : ça
sent le corbeau mort
. Sans trop savoir quelle est
l'odeur du corbeau mort. Dans ce premier rêve, j'étais
éditeur et je venais de lire un manucrit tellement mauvais
que j'ai pourchassé l'auteur, une hache à la main, comme
lors d'une de ces battues où l'on chasse périodiquement
les lapins qui dévastent les maigres pâturages à moutons
(réf. à Julien Gracq). Je l'ai rattrapé et découpé en petits
morceaux. Dans ce rêve, il y avait peut-être des corbeaux
morts mais je ne m'en souviens plus. Ceci dit, je me suis
réveillé. J'ai pensé à sa beauté et je me suis rendormi, à
son visage pour enlever l'angoisse qui m'avait envahi la
veille. L'envie de le revoir, d'admirer, d'aimer. Je me suis
réveillé dans un port, après une longue marche. C'était le
début du deuxième rêve. Nous sommes quelques-uns à attendre
quelque chose, probablement un bateau. Le dernier bateau
avant la fin du monde
, me dit-on. L'impression de
vivre dans le dernier film soporifique
de l'univers.
Je garde le silence, je me répète silenzio, silenzio,
comme s'il valait mieux mourir dans la langue de Dante.
En tous les cas, d'ici plus aucun bateau ne partira. Un
cargo rouillé s'approche lentement pour ne pas se
désintégrer, tout est gris : le ciel, le cargo, le port, ses
yeux. Pas de vent. Je m'avance, décidé, je m'arrête, me
déshabille. Un homme improvise au sitar comme s'il était à
Bénarès. Nu, je danse, endiablé, sur une espèce de raga rock
fluet et hypnotique. Un fantôme s'approche et me dit : je
suis Luvan
. Vous savez ce qu'on attend ?
Elle
part vers les autres et repose la même question
indéfiniment. En écho. Mots propagés. Un oiseau de mauvaise
augure lui dit : nous allons à Mapuetos, tout est mort
ici. Ils ont tout anéanti.
Luvan lui demande : ce
bateau va-t-il en lieu sûr ?
Un homme barbu apparaît
sur le pont du navire. Il crie à tue-tête, des fantômes
s'évanouissent. Tout cela ressemble à un arche de Noé
post-moderne, tabernacle de l'exode, une compagnie qui
s'apparente à un groupe de fantômes du temps des colonies.
Je les observe boire des cocktails, du thé, bavarder avec
méchanceté. Je me rapproche de Luvan : je suis Patrick
Lowie, je sais que vous aimer mes portraits oniriques, je
m'excuse de vous avoir invité dans celui-ci, il est
peut-être trop tard, je crois que ce navire ne nous amène
nulle part.
Elle regarde la mer, fixe l'horizon, mer
étrangement calme et mercure. Luvan raconte ce qu'il va se
passer comme si elle lisait dans les tarots, dans le marc de
café, comme si elle jouait dans une pièce de théâtre, elle
lève la tête, porte le mégaphone à la bouche pour amplifier
sa voix : nous sommes les derniers survivants d’un
cataclysme. Le silence du monde est accablant. Pas
d’oiseaux. Le ciel est noir et bizarrement lumineux à la
fois, comme la nuit américaine d’un western des
années 50. La présence d’une des deux femmes m’est
désagréable, mais je suis physiquement attirée par elle.
Je comprends qu’elle n’est pas humaine. J’évite son
contact physique, mais elle est toujours à quelques
centimètres de moi, quoi que je fasse. Les autres nous
regardent avec beaucoup d’intérêt. Je comprends qu’ils
souhaitent que je lui cède. C’est même la seule chose que
nous attendons pour partir. Je comprends, sans qu’aucun
mot ne soit prononcé, qu’ils attendent de nous qu’on fasse
des petits. À cette pensée, je ressens une terreur presque
insurmontable. Mes compagnons -- fantômes ? aliens ?
larves ? -- ont besoin d’une descendance hybride. Je suis
longtemps paralysée d’angoisse, mais je finis par me
sacrifier. La créature me guide dans les cales rouillées
et humides du cargo colossal, d’où s’échappent des
grognements bestiaux.
Et on entend les grognements
bestiaux. Je remarque une chaloupe avec des rames. Je ne dis
rien à personne, j'abandonne tout le monde. Je monte dans la
chaloupe et je rame dans le mercure, vite, genre vingt coups
de rame/min. Je me sens même aidé, porté, transporté... Tu
vois Patrick, Mapuetos n'était pas si loin que cela,
me dit un corbeau avant de mourir. Quel soulagement de voir
le majestueux volcan Imyriacht
, de lire ses mots dans
le ciel. Le vent se lève doucement, comme la présence d'une
vie. Je sens enfin en moi une sérénité jamais éprouvée,
comme si le rêve voulait me montrer la façon dont l'amour
pouvait résister aux épreuves les moins prévisibles.
Je me réveille à la terrasse d'un café dans un port sans
bateau. Il me sert un thé. Luvan s'assied à ma table sans
rien dire. Mes yeux sont cachés par des lunettes solaires,
mes larmes aussi. Elle commande un thé puis me dit : c'est
lui ? .... pourquoi m'avoir abandonnée dans ce cargo ?
.... qui était l'auteur que vous avez découpé en morceaux
?
Je ne réponds pas, j'agite la cuillère de
mon verre à thé pour dissoudre le sucre. Dans ma tête,
j'essaye de remettre les mots dans un ordre onirique, je
n'ai probablement plus rien à dire mais j'aimerais lui
répondre. Après un long silence : les trois
questions sont pertinentes mais violentes aussi : oui,
c'est lui..... je suis parti parce que je savais que
j'étais dans un rêve, vous pas.... enfin, l'auteur,
c'était moi. C'était le meilleur rêve pour me décrire.
Le serveur dépose le thé pour Luvan.
luvan est novelliste (Few Of Us,
Dystopia, 2017), romancière (Susto, La Volte, 2018),
poétesse (Koímêsis, Maelström, 2016), traductrice
(Amatka, La Volte, 2018), réalisatrice radio
www.mixcloud.com/lluuvvaann
et
www.soundcloud.com/luvan
,
dramaturge (Troie, Les Règles de la Nuit, 2019) et
depuis peu essayiste (Le Feu Sacré). Ses œuvres ont
l’étiquette 'Weird', quand elles en ont. Après avoir
vécu en Afrique, en Scandinavie, en France, en Chine,
en Belgique et dans quelques îles du Pacifique, elle
s’est installée en Allemagne.