Les autres ne soupçonnent pas à quel point parfois
on les attend, à quel point on les espère, me dit
Anne-Michèle Hamesse avec un sourire comme pour plaire au
miroir accroché entre deux armoires d'assiettes brisées. Vous
m'avez emmenée dans un drôle d'endroit Monsieur Patrick
Lowie, c'est chez vous ?
Je lui explique que non, que
nous ne sommes pas chez moi. Nous sommes chez votre
grand-mère,
lui dis-je.
Du ciel tombe de la neige comme de l'ouate en coton, de la
fenêtre on voit un homme édenté mordre avec ses lèvres dans
les flocons comme dans du pain, elle ajoute d'un ton détaché
: je suis ravie d'être dans votre rêve, merci pour
l'invitation.
Je réponds : mais, chère amie, nous
sommes dans le vôtre. Ou dans un de vos romans. Vous
m'avez convié ici et j'y suis avec un certain ravissement,
le reste m'échappe, comme dans beaucoup de mes portraits
oniriques à dire vrai. Je pourrais vous emmener partout où
vous vous sentiriez bien, apaisée, aimée.
Elle me dit
: j'ai perdu ma mère quand j'avais trois semaines, j'ai
ressenti ce manque toute ma vie, j'aimerais la retrouver.
L'homme dans la rue s'écrase - que nous cache cette
blancheur de la croûte terrestre ? Tout est suspendu, les
montres ne fondent plus depuis une heure, on ne bouge pas,
l'homme est gelé sous la couche. Je lui dis : vous
connaissez ?
Elle répond : oui, sans doute car
dans ces rues d'Uccle à cette époque-là, tout le monde se
connaissait …
elle se lève curieuse et poursuit : en
effet, il me dit quelque chose, un sale type ! Je ne suis
pas sûr qu'on soit chez ma grand-mère, on est ailleurs
mais peu importe, jouons aux rêves oubliés, d'avance
merci.
La nuit tombe comme un volet mécanique à l'enrouleur rouillé
sur un monde de sauvages aux gueules d'anges. La neige se
transforme en pluie, le sol en givre, le froid envahi la
maison. Quelqu'un se venge,
pensai-je. Je sers du
thé à la verveine, une musique minimaliste - peut-être des
extraits d'un album de Sakamoto - ajoute à l'ambiance un ton
inquiétant, je fixe le papier peint aux dessins multiples
d'une même chasse au faisan. Qu'attendons-nous,
qu'espérons-nous ?,
me dit-elle calmement. Je lui
propose de parcourir l'espace, d'abandonner cet endroit
délétère qui a pris la vilaine habitude de rouer les
locataires de coups puis de les étouffer de caresses pour ne
pas entendre ses plaintes. À l'arrière de la maison, les
moteurs d'un vaisseau spatial fatigué aux voyants lumineux
rouges broutent... les bougies, on a oublié les bougies
!
Un immense chien, un bichon maltais, nous parle : tous
les hommes font la même erreur, de s'imaginer que bonheur
veut dire que tous les vœux se réalisent.
Anne-Michèle
Hamesse se lève et dit : viens ici Tolstoï, arrête de
baragouiner !
Nous sommes entrés tous les trois dans
le vaisseau spatial, Tolstoï se couche dans l'attente d'une
vie plus sereine, le vaisseau prend la direction de la lune,
puis des étoiles en forme d'assiettes, la romancière aux
mots pesés dit : c'est ma mère ! …
elle enlève sa
veste, sort de l'appareil et parcourt l'espace à une vitesse
prodigieuse, à la poursuite d'une étoile, sa mère, qui lui
montre le chemin. J'observe sa trajectoire à travers le
hublot, le chien m'observe avec pitié puis se lance lui
aussi dans l'espace. Je laisse le vaisseau poursuivre son
chemin vers l'infini, le paysage ne me passionne pas,
Tolstoï et Anne-Michèle partis, je ferme la porte du
vaisseau qui ne s'arrêtera jamais, je m'endors et je rêve,
je me rêve.
Venue du monde de la peinture, Anne-Michèle
Hamesse est notamment l'auteur de huit romans publiés
chez l'éditrice Luce Wilquin, d'une monographie, de deux
pièces de théâtre et de deux recueils de nouvelles parus
aux Editions du Cactus Inébranlable: Ma voisine a
hurlé toute la nuit
en 2016 et Le neuvième
orgasme est toujours le meilleur
en 2019. A
paraître en mars 2020 : Le Lac du Bois de la Cambre
,
éditions le Coudrier. Critique d'art et de théâtre pour La Revue Générale
et Le Non-Dit
. Elle est
actuellement présidente de l'Association des Ecrivains
Belges de langue française.