Tiago Salinas Vaz

Tiago Salinas Vaz

Le portrait onirique de Tiago Salinas Vaz

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Le rickshaw fonce à vive allure dans les ruelles sombres de la luxueuse banlieue de Panjim en Inde. Tiago m’embarque dans une nuit insolente et brusque, on digère à peine la feijoada aux saucisses de Goa, la langue, la bouche, les lèvres brûlées par le cumin, la cardamome, le clou de girofle et le piment en abondance. Il demande au chauffeur de changer la musique et lui donne une cassette à glisser dans son lecteur. Je reconnais la voix de Nusrat Fateh Ali Khan, c’est la BO du film Tueurs nés d’Oliver Stone. La route traverse des champs puis des rivières, on est un peu ivre, on se marre de la situation, de nos jeux d’enfants, il rit aux éclats. 

La journaliste m’interrompt : ce que vous me racontez-là était un rêve n’est-ce pas ? Je ne réponds pas, nous sommes assis dans le hall d’un hôtel chic d’Agadir. J’avais été invité par la conseillère du Roi du Maroc, Zoulikha Nasri, juste après la réunion, une journaliste portugaise voulait me parler d’un livre, Goa-Express écrit par un écrivain portugais : Tiago Salinas Vaz. Non, ce n’était pas un rêve , lui dis-je, … je ne comprends pas bien votre demande d’interview. Comment saviez-vous que j’étais ici dans cet hôtel, que savez-vous de lui et de ce livre ?

Je me sens exténué, cette nuit j’ai rêvé pour la centième fois que je partais vers un aéroport, que j’avais réservé une place dans un avion pour partir au Brésil et que j’arrivais en retard. J’ai vu l’avion partir sous mon nez cette nuit. Je me suis dit que je devais mieux m’organiser la prochaine fois. Vous l’avez bien connu n’est-ce pas ?, me dit-elle. J’allume une cigarette, je prends le verre de whisky que je bois d’une traite. Il m’avait dit à l’époque qu’il m’enverrait son livre mais finalement je lui ai proposé d’aller le voir à Matosinhos. Il m’a répondu qu’il avait déjà envoyé son roman mais qu’il serait tellement heureux de me revoir. C’était fin août, en 2011…. Je n’ai jamais reçu son livre et au moment d’acheter le billet Marrakech-Lisbonne sur internet, en pleine nuit, lors d’une de ces nuits blanches, je voulais lui confirmer mon séjour, les dates …. Je bois d’une traite le deuxième verre de whisky qu’un jeune homme vient de me servir… mais j’ai appris sa mort sur Facebook, je revois encore les nombreux messages et photos avec des RIP et des fleurs. La pire nuit de ma vie. J’ai beaucoup pleuré. À l’époque, j’avais quelques correspondants, l’un d’entre eux, un Vietnamien, m’a écouté parler et pleurer jusqu’à l’aube. Comme toujours, je me sentais seul avec cette annonce brutale. Je ne suis jamais allé à Matosinhos, je n’ai jamais reçu son livre. On m’a dit qu’il s’était immolé par le feu, d’autres qu’il avait été tué… mais dans les journaux pas un mot. Quelques chiens écrasés mais pas un mot sur sa disparition. Cette histoire me hante. Il m’est même arrivé de penser qu’il n’avait jamais écrit ce livre ou qu’il ne serait pas mort. 

La jeune femme m’écoute, m’observe, elle vit mon histoire avec empathie. Devant ses yeux, défilent des images, des mots, des mouvements aussi, quelques couleurs, elle prend des notes et dessine. Je ferme légèrement les paupières et je vois apparaître des formes bleues puis de l’eau qui sort de mes pieds, comme un torrent, comme une vidange, comme une purification par les pieds. Je lui dis : c’est à moi de vous poser la question, nous sommes dans le réel, n’est-ce pas ? Elle prend son sac et sort un livre à la couverture jaune curry, le titre Goa-Express et le nom de l’auteur : Tiago Salinas Vaz. Je prends le livre entre les mains, je le respire, je le flaire, je le hume comme si ce livre n’était qu’un bouquet de fleurs, du jasmin bien entendu. Je rêvais tellement de publier ce livre, qui vous l’a donné ? Quand a-t-il été publié ? La jeune journaliste reste muette. Je comprends enfin que nous sommes dans un rêve. Je sens que je vais me réveiller. Elle me dit : dans l'Ancien Testament, Melchisédech lance un avertissement “Ce que l'homme ne veut pas apprendre par la sagesse, il l'apprendra par la souffrance”. Je suis ici pour vous annoncer que vous devez passer au niveau de conscience supérieur. N’attendez pas que vous y soyez contraint et forcé. Vous voyez encore vos ruptures et échecs comme des ruptures et des échecs mais à chaque fois vous êtes passé à un autre niveau de conscience. Cela vous a paru épuisant, exténuant, rébarbatif, parce que vous avez attendu. Patrick Lowie, ne perdez plus votre temps, lorsque vous ouvrirez les yeux vous ne serez plus invisible, vous devrez même apprendre à vous cacher. 

On sort du rickshaw, Tiago paie le chauffeur surtout parce que je ne veux pas qu’il pense que tu es un vulgaire colon blanc anglais, Mister Patrick. Il éclate de rire encore. J’adore le cynisme de ce sociologue, mais est-il vraiment sociologue ? Des rats nous observent avec étonnement. Je sens l’odeur de l’Inde, même si je n’y suis plus allé depuis 1994, trente années d’absence. Y retournerai-je ? Le chauffeur nous regarde aussi, on aurait dit le visage de saint Sébastien : incliné un peu sur une épaule, les lèvres gonflées et presque blanches, les yeux comme enduits de larmes sèches et une paupière étirée et rouge . Le plus beau compliment de Tiago ? : Quand tu m’as dit que tu avais tout lu d’Hanif Kureishi, je suis tombé de ma chaise. Le soleil se lève, le décor se transforme, je reste stoïque, j’entends des voix d’enfants au loin, des filles qui chantent, un champ de pavot nous encercle, les fleurs rouges s’ouvrent toutes en même temps, Tiago se tourne vers moi, citant Sénèque d'une voix calme, soulignant la fugacité de la vie : toute la vie n’est qu’un voyage vers la mort . Pedro est mort le même jour que moi. Je n’ai été que son sublime miroir. Pedro ce n’est pas moi. Pedro était le reflet d’un être sublimé. Pedro, c’était toi. Je fais une grimace, il a tort, j’aimerais le lui dire, crier, répéter, j’aimerais arracher tout le pavot, le mettre en bouche, le mâcher, l’avaler, j’aimerais être une vache sacrée, mâcher des fleurs, mais je reste figé, coincé, perdu sans doute entre deux niveaux de conscience. Tiago s’efface dans le rouge écarlate du pavot. 

Je quitte l’hôtel à Agadir, la journaliste est partie chercher des allumettes mais n’est jamais revenue. J’ai bu deux autres verres de whisky sec. La pensée de retourner en Inde s'insinue dans mon esprit, éveillant des souvenirs enfouis depuis trois décennies. La question persiste : foulerai-je à nouveau cette terre où chaque coin semble révéler une nouvelle facette de l'existence ? La vie, semblable à un voyage inexorable, se déploie devant moi alors que je me tiens là, immobile, dans ce tableau vivant. La citation de Sénèque résonne comme un écho interminable, rappelant que chaque moment est une étape vers l'inéluctable destin. Pedro/Tiago, le miroir de ma propre existence, repose dans le passé, mais son reflet persiste, éternel et sublime.

Une femme s’approche de moi en courant : Monsieur Lowie, le taxi vous attend, vous allez rater l’avion si vous ne partez pas immédiatement. J’hésite quelques secondes, je prends ma valise et je cours vers le hall d’entrée de l’hôtel. La voiture est partie sans moi.


Publications & anecdotes

Ce portrait onirique sera publié dans le livre "La trilogie des illusions" en 2024.


Bio

Tiago Salinas Calado do Carmo Vaz est né le 06 Janvier 1969 à Beja (Portugal) et mort le 04 Septembre 2011 à Matosinhos, Porto District, Portugal. Source d’inspiration littéraire Tiago/Pedro dans la Trilogie des Illusions : Au rythme des déluges (2000), La légende des amandiers en fleur (2003), L’enfant du Kerala (2005) de Patrick Lowie. Ils se sont rencontrés à Lisbonne, dans le Bairro Alto et ont écrit ensemble un scénario : La boule à neige. Tiago faisait figure de personnage emblématique dans ce quartier, véritable poumon créatif d'une ville en pleine renaissance post-dictature. Il évoluait avec aisance au cœur de ce quartier, imprégnant son essence dans chaque ruelle. Le Bairro Alto était son terrain de jeu, un lieu où l'architecture, la musique, le design, la mode, le cinéma, le journalisme, la danse, les conversations animées, les verres partagés et les corps en mouvement se mêlaient, façonnant ainsi un véritable creuset de socialisation dédié au plaisir et de production artistique. Le quartier devenait ainsi une capitale underground, vibrant au rythme de la créativité et de l'effervescence culturelle.

Précisions d’usage 
Ce portrait est un portrait onirique basé sur un rêve, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie. Erreurs de syntaxe, d'orthographe ou coquilles... faites-nous part de vos remarques à mapuetos@mapuetos.com

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