Patrick Conrad

Patrick Conrad

Le portrait onirique de Patrick Conrad

Partager

Hugo Claus a écrit que le jour reste coincé dans sa cage d'heures. 1 Je sors de la Galerie Maurice Verbaet à Knokke où les dessins d’Hugo Claus ornent des murs blancs. J’y suis entré par hasard, entre quelques gouttes mauves d’une journée pluvieuse et sombre, au loin, j’avais vu des Belges faire la queue pour lécher des boules au chocolat d’un glacier renommé. Pourtant, dans le rêve, quelque chose de plus sombre encore bloque ma respiration, une ombre, une voix, une conversation. De l’encre sur une feuille attire mon oeil, d'une manière similaire, tout se reproduit en moi, des désirs de meurtre, assassiner à l’aveuglette, embarquer dans un taxi rempli d’enfants atteints du syndrome de Down, revoir Rimini puis mourir, s’étaler entre deux oeuvres rouges merdiques de Richard Orlinski. Le rêve m’oppresse. Dans la galerie, une porte entrouverte, un escalier qui descend, des rats aux queues interminables, des silhouettes inquiétantes, des marches inégales, des sons inexplicables. Perdu dans ce labyrinthe de sensations et de souvenirs lugubres, je me demande si je suis le protagoniste d'un récit écrit par moi-même ou plus simplement le spectateur du cauchemar de quelqu’un d’autre. La tension monte alors que chaque pas pesant m'éloigne davantage de la lumière tamisée de la galerie, plongeant plus profondément dans les ténèbres de l'inconnu. Chaque ombre, chaque son, semble murmurer des secrets que je crains de découvrir, une souffrance, comme un amour qui s’échappe, mais mon intrigue est trop grande pour résister à l'appel de l'inconnu. Une main se pose sur mon épaule, je me retourne en sursautant, il me dit : vous ne vous souvenez pas de moi ? Je suis Patrick Conrad. Nous nous sommes rencontrés à Rimini et à Anvers. Torse nu dans cet ensemble d’illusions grotesques, je me souviens d’une table, de l’équipe d’un film, d’un restaurant brésilien, était-ce le Trópicos de la Van Cuyckstraat ? , je me souviens de cette star de la télévision italienne qui m’a proposé de la rejoindre dans sa chambre d’hôtel, était-ce The Grand Hotel Rimini ?, pour regarder ensemble un film pornographique. J’avais aimablement refusé prétextant un mal de nuque. On me l’a reproché pendant de nombreuses années. On m’a dit : tu ne peux pas avoir mal à la nuque tout le temps, tu n’arriveras jamais à rien dans ce métier. Sur les murs de ces caves interminables, des milliers de cobras, le dos noir et le ventre jaune vif, s’entremêlent, se tordent le cou, s’avalent et s’effacent. Vous avez une fleur bleue dans le cou, me dit doucement Patrick Conrad, il ajoute des mots en Algemeen Beschaafd Nederlands que je comprends vaguement, légèrement, tendrement, des sons, une langue qui me ramène dans les bras de mon grand-père Achiel Lowie, son odeur, sa tendresse, ses fruits en plastique dans un panier en osier, sa vie solitaire, ses biscuits Jules Destrooper. Les cobras nous envahissent, les deux Patrick, étranglés par des centaines de serpents aux têtes de Dotremont et Noiret. On meurt ! Tant mieux. 

Je me réveille à Porto Alegre, au fin fond d’octobre, cravate au cou, veste rouge, dans un taxi-limousine qui me ramène au concert de Vitor Ramil, il pleut, je passe devant l’hôtel Uruguay, que je rêvais d’acheter et qui ne m’intéresse plus. La vie nous emmène, comme dans les rêves, sur des chemins impossibles. Je cite de mémoire Charles Duits : Sous mes pas crissait la peluche du tapis. Je levais le bras, touchais un grain de métal. Ma poitrine était une cage aux barreaux de laquelle se heurtaient mille oiseaux affolés. 2 Le chauffeur m’observe dans son rétroviseur, regard de biche, trop de mascara, il me dit : Onde posso levá-lo? Não entendi muito bem o endereço. 3 Je lui réponds en portugais qu’il m’emmène où il veut, même à Mapuetos s’il sait où c’est et qu’il augmente le volume de l’autoradio surtout parce qu’écouter Cymande au Brésil, sous le déluge, c’est trop chill, comme disent les djeuns aujourd’hui. La limousine roule dans la ville sans but, on tourne et tourne toujours. On arrive enfin devant un gratte-ciel où loge la salle de concert, je vois Patrick Conrad en smoking avec sa femme, on présente nos invitations, pattes blanches, on prend l’ascenseur, la cage dorée, cage d’heures, mille oiseaux affolés s’échappent. Je tombe dans les escaliers, le cinéaste flamand se retrouve sur le toit de l’ascenseur qui monte, monte très vite, trop vite et qui ne s’arrête plus surtout. Il va être écrasé contre le toit de l’immeuble qui s’ouvre au dernier moment. L’ascenseur poursuit son élévation, poussé par une longue tige en fer. Il voit la ville illuminée tout en bas. L’ascenseur s’arrête finalement et balance lentement de gauche à droite dans la nuit. Je le vois là-haut, à plat ventre pour ne pas glisser et tomber. Il entend le vent, les sirènes de la ville. Il se réveille. Des oiseaux se posent sur ma tête et sur mes épaules, une mouette dépose des œufs colorés, je suis l’homme-oiseau. 

Je me dis : cette ville est un beau souvenir que je regarde comme on regarde une vieille carte postale jaunie. Je ne regrette rien, je remonte les escaliers de la Galerie Maurice Verbaet, tout est éteint, les dessins d’Hugo Claus brûlés, je me promène sur la plage, une mouette me vise et décide de lâcher une belle grosse fiente sur ma veste rouge, coup de maître. J’entends des voix : il y aura / toujours / une pelle / au vent / dans les sables / du rêve. 4

1. Poèmes, Hugo Claus, l’Age d’Homme
2. André Breton a-t-il dit passe, Charles Duits, ed. Maurice Nadeau
3. Je vous emmène où ? je n'ai pas bien compris l'adresse.
4. André Breton


Publications & anecdotes

Nous n'avons rien à vous proposer pour l'instant.


Bio

Patrick Conrad (Wilrijk, 16 juillet 1945) est un poète, scénariste, réalisateur et auteur de romans (policiers) flamand. Avec Nic van Bruggen, il est co-fondateur de la société anversoise des poètes Pink Poets (1972-1982). Son travail a été traduit, entre autres, en anglais, français et allemand. En plus de la vingtaine de romans qu'il a écrit, il a également réalisé 20 films pour la télévision et le cinéma. Conrad est connu comme artiste visuel. Il a vécu alternativement au Brésil et dans le sud de la France pendant trente ans et est retourné dans sa ville natale Anvers en 2020 avec son épouse brésilienne, où il a travaillé jusqu'en octobre 2023. Depuis, il réside en permanence à Porto Alegre, Rio Grande do Sul, Brésil. 

Précisions d’usage 
Ce portrait est un portrait onirique basé sur un rêve, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie. Erreurs de syntaxe, d'orthographe ou coquilles... faites-nous part de vos remarques à mapuetos@mapuetos.com

Share by: