Daniel De Bruycker

Daniel De Bruycker

Le portrait onirique de Daniel De Bruycker

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Je plonge dans un rêve humide, on est mardi. Un 26 mars. Il me dit : les jours sont de plus en plus tièdes, l’air de plus en plus pur. Lointains illimités ; tout le proche se rétracte et s’effondre sous une lumière éblouissante 1 . Il me dit cela calmement, avec la tendresse nécessaire pour que je prenne part instinctivement à ses visions nocturnes même s’il rechigne à rêver. Je pensais m’être réveillé à 4h15 après avoir fait un cauchemar éreintant. Mais j’étais encore et toujours dans la même morosité d’un cauchemar sans fin, d’une vision positive qui au fil du temps risquerait de devenir morbide. Je suis dans un hôtel ou un paquebot flambant neuf. J’entends la voix de Friedrich Liechtenstein qui chante je suis fatigué, sous la neigeElle m'a montré l'entrée d'une loge maçonnique souterraine 2 . C’est un paquebot et on plonge, vivants, dans le brouillard épais de l’hypnose. Le chanteur barbu, tout de blanc vêtu, lunettes foncées, s’accroche à sa voix, à son corps, à ses tripes, à son âge, la soixantaine bien tassée. Il y a beaucoup de monde ici, comme si c’était une boîte de nuit ou un festival de musique transgénérationnelle plutôt nostalgique. Le festival idéal des dictateurs qui vendent de la mélancolie parce qu’ils sont incapables d’imaginer l’avenir, un fléau qui touche même désormais les démocrates. L’ambiance est donc glauque, comme si le lieu résistait à un monde effacé après avoir été maladroitement sublimé. Daniel De Bruycker est là. Il me parle mais je ne comprends pas tout, le va-et-vient d’hommes en costumes noirs cravates noires ne surprend visiblement personne mais ça fait du bruit, du mauvais vent, des odeurs macabres, des applaudissements superflus, des regards inquiétants, des mots obscènes, des cris inutiles. Le poète me parle donc, il me raconte l’histoire d’un meurtre auquel un autre écrivain aurait participé (je suis étonné parce que je n’avais jamais entendu parlé de cette histoire) et il me dit qu’il aimerait chanter lui aussi. Aller sur scène, prendre le micro et chanter. Il veut faire un album de treize chansons identiques, un album qui parlera de cette période (de quelle période ?) et qu’il va lancer avec Gérard. Dans le rêve, il me demande des conseils et je lui dis de faire attention à Gérard, que c’est un filou. Tout devient flou et très sombre sur ce paquebot qui nous emmène nulle part. Un homme nous surveille, un livre dans les mains, de loin je ne peux lire que le titre : L’étudiant d’Oslo. Alors que le rêve se poursuit, le paquebot semble dériver, pencher, prendre l’eau, perdu dans une atmosphère énigmatique, épaisse, trop épaisse sans doute. L'homme tenant le livre nous observe de loin, l'auteur du livre reste un mystère. La scène se transforme en un kaléidoscope d'images et de sons inaudibles. La musique de Liechtenstein résonne pourtant encore, créant une atmosphère irréelle, comme si nous étions dans les bas-fonds artistiques et underground de Berlin. Les conversations surréalistes avec Daniel De Bruycker continuent, mélange de murmures indistincts et de révélations captivantes. Il me parle de Zelbes de Treste , de ce dont on ne peut parler, d’une maison à la campagne et d’un écrivain-pyromane. Il se lève, rejoint la scène, il liquide avec un silencieux au bout d’une arme à feu le chanteur allemand que les hommes en noirs tirent par les pieds. Daniel De Bruycker prend le micro et chante avec aisance au rythme de sons électroniques ralentis, fainéants :   Quelqu’un, voix sans visage / me crie de vite m’habiller / qu’il m’emmène voir où sont restés / les yeux, les oreilles, les narines, les lèvres / Je sors en hâte sans fermer après moi / je cours dans le sentier / jusqu’au pied du jeune noyer / que j’ai planté l’automne dernier/ Il fait sa première feuille de l’année. 3

Un éclair violent de lucidité traverse le rêve. Ce n’était pas nécessaire. À quoi sert la lucidité dans les textes oniriques ? Nous nous trouvons au seuil d'une porte, porte symbolique qui mène vers l'inconnu, est-ce la fameuse entrée de la loge maçonnique souterraine ? Le poète fixe la porte avec une détermination farouche. Il veut avancer, explorer, chanter. Son désir devient un appel à l'aventure, un appel à l'infini. Je lui dis : je ne connaissais pas votre énergie positive, cette façon d’accepter par principe, en confiance et avec joie . Le monde des rêves s'entrelace avec des réalités anciennes, oubliées, créant un tableau complexe où les limites s'estompent. Le paquebot, le poète, le livre mystérieux, tout cela est empreint de symboles et de significations profondes qui restent peut-être à déchiffrer.

Le décor a changé. Je suis face à une maison, à la campagne, en Normandie. Daniel De Bruycker fait le tour de sa propriété, il s’avance vers un jeune noyer au bord du chemin d'accès. Il prend un air étonné et dit : c’est étrange, ici j'avais planté un bouquet de bouleaux, pas un noyer ! Il fait demi-tour et regarde sa maison en disant : pour bâtir, mieux vaudrait le bois; mais seule la pierre fait d’aussi belles ruines 4 j’ai fait semblant de vous croire mais je ne crois guère aux rêves en général sauf comme des phénomènes neurologiques de nature encore très floue, encore moins aux récits de rêves (ou alors comme des reconstructions narratives a posteriori) et pas du tout à l'interprétation des rêves. Je glisse dans le ramdam sans équivoque d’un monde de haine. Ça glisse, impossible de reprendre, de se relever. Je m’enfonce dans la gadoue, il patauge. Je lui demande de se taire et de m’aider à retrouver ma dignité, empêtré, enlisé, emberlificoté que je suis. Au fond du trou, le visage masqué, je m’accroche aux racines d’un arbre mort, mille louis d’or couvrent à l’improviste mes pieds comme si j’avais tiré à Las Vegas sur un bandit manchot. Les yeux fermés, je brode des rêves comme on brode des tissus mal lavés qu’on lancerait dans le ciel dans l’espoir de les voir voler telles de vulgaires lanternes volantes chinoises. Et dans le ciel, on découvre des milliers de chapeaux incandescents, Daniel De Bruycker les observe comme un enfant qui regarde la mer pour la première fois ou la vitrine clignotante d’un marchand de jouets d'autrefois, il attrape un chapeau qui lui semble très grand, il le tient avec peine tandis qu’il le pose sur sa tête, mais dès qu’il veut l’enfoncer il découvre des résistances inattendues : ses oreilles se placent en travers, son nez fait bêtement obstacle, son menton refuse de s’effacer. Je crie telle une grand-mère apeurée : Vite Daniel, ils arrivent ! Dépêchez-vous donc ! Hélas, il a beau pousser, tirer et se trémousser de son mieux, rien n’y fait, ils s’approchent par milliers, L’étudiant d’Oslo à la main prêts à nous supprimer.  

J’ai la sensation de me réveiller avec le sentiment très fort de ne pas avoir rêvé, mais d’avoir vécu toute la nuit dans la réalité et en état de totale conscience ce qui se déroule dans le rêve, j’ai pris des notes aussi, je me souviens avoir écrit cent fois avec un stylo à encre rouge : mapuetos ! mapuetos ! mapuetos ! comme si quelqu’un m’empêchait de poursuivre cette route, ce chemin pour atteindre mon but. Ne suis-je qu’un songe-creux ? C’est la question encombrante que je ne m’étais jamais posée. Mapuetos est probablement à mille lieux d’ici et les scénarios improbables qui envahissent mes rêves lucides, répétitifs, ne me permettent plus de discerner la frontière entre la réalité et le rêve. Je ne suis que le metteur en scène de ma propre aventure onirique. Daniel De Bruycker est malgré tout encore là, assis en position de yoga entre deux poiriers, il me dit : j’ai une nouvelle à vous annoncer : l’auteur de “L’étudiant d’Oslo” s’est suicidé cette nuit. Je vous propose d’écrire un livre sur lui à quatre mains, vous et moi. Qu’en pensez-vous ? Je lui explique que j’ai beaucoup de travail, que ce rêve ne m’a pas rassuré, que je ne connais pas Oslo et qu’il faut absolument que je reprenne le chemin de Mapuetos. Il me regarde avec son air inquiet et me dit : c’est vers le Nord ou vers le Sud ?

1 Silex, La tombe du chasseur - Daniel De Bruycker - Actes Sud Romans
2 Belgique, Belgique - Friedrich Liechtenstein
3 Neuvaines, inédit, vers 2017, Daniel de Bruycker
4 La pierre de soi, Daniel de Bruycker (Ed. Entente)


Publications & anecdotes

Ce portrait a été publié en janvier 2024 dans la revue Le Carnet et les Instants n°218, Lettres belges de la langue française.


Bio

Né Flandrien (1953), d ’abord journaliste, voyageur, traducteur et animateur d’ateliers d’écriture pour jeunes enfants, musicien et artiste à ses heures, Daniel De Bruycker est parfois romancier (Silex, Actes Sud, prix Rossel 1999), dramaturge par moments et essentiellement poète : Couper Ici (anthologie personnelle au Taillis Pré, prix Maurice Carême 2007), Exode (Carnets du Dessert de Lune, 2017), 9 Neuvaines : Volume 1 à 3 (en cours chez Maelström, prix du Parlement de la Fédération Wallonie Bruxelles 2018) et volume 4 à 6 , et dernièrement Passeports pour ailleurs (l'Arbre à paroles, 2018).

Il vit aujourd’hui à l’ermitage de la Martinière (Normandie), créant et maçonnant.

Précisions d’usage 
Ce portrait est un portrait onirique basé sur un rêve, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie. Erreurs de syntaxe, d'orthographe ou coquilles... faites-nous part de vos remarques à mapuetos@mapuetos.com

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