Chantal Deltenre

Chantal Deltenre

Le portrait onirique de Chantal Deltenre

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Ouvre-toi, sésame ! Et une porte invisible s'ouvre lentement sur un paysage maudit qui, par abstraction, perd son âme. La chaleur et l'humidité rendent notre respiration difficile. Un vieil homme s'approche et nous dit : vous plongerez dans l’abîme quitte à en toucher le fond. Je suis persuadé que votre blessure a été infligée au temps où il n'y avait pas de mots pour la dire, gestation ou première enfance condamnée. Dans ce cas, le remède est plus difficile à trouver, il faut que le corps puisse parler. Chantal Deltenre, qui avait été plus rapide que moi, se retourne pour me dire sur un ton de reproche : où m'avez-vous emmenée Patrick Lowie ? En tous les cas, nous ne sommes pas au pays des Collines. Elle n'a pas tort, je ne sais pas ce que j'écris, je ne sais pas d'où ça vient et j'ai du mal à lui répondre. Il n'y a peut-être pas de réponse. On s'avance dans une allée bordée de cyprès couleur vert Véronèse, longs, droits et hauts comme les colonnes d'une cathédrale sans Dieu. Je dis : cette couleur n'est pas naturelle. Comme si nous étions dans un tableau de Chaïm Soutine. Ça sent le souffre. Je l'observe écrire en marchant. Écrit-elle plus vite en marchant vite ? J'aimerais me réveiller, me dit-elle, ce rêve m'insupporte vraiment. Ce n'est pas que la chaleur, les couleurs sont étranges ici et ces mots sur les feuilles de ces tilleuls, avez-vous remarqué ? Oui, surtout que les mots sur ces feuilles ne veulent rien dire. Tout tremble à l'improviste, nous dansons sans danser, comme si le gardien du musée avait remis le tableau à sa place. Ça me rappelle le passage d'un livre de Julien Gracq : nous dansons comme un bouchon sur un océan de vagues folles qui à chaque instant nous dépassent. Malgré que nous savions être dans un rêve, tout cela nous dépassait vraiment. On avance, avance, et nous entrons dans un parc sans arbre où l'eau coule sur la tête des bêtes. Le piège, attention au piège ! s'exclame-t-elle. Au fond du parc, où vivent des tribus de poupées, des lumières aveuglantes jaillissent de nulle part. Des nains musclés et nus nous prennent par la main et nous amènent vers les vergers. Les feuilles, les mots, tombent en silence. Les chasseurs s'ennuient comme des rats morts. On entend nos pas, les os craquent, on sent nos pieds sur la terre humide. Il fait chaud encore, humide, et il pleut maintenant, une pluie aidée par l'orage. On s'enfonce, on marche, on s'enfonce, on marche à l'intérieur de la terre. Pas d'entrave, pas de pression. On se sent mieux, sans raison, sans peine, tout s'enfonce. Puis tout s'arrête, se transforme, plus de pluie, plus d'humidité, plus de chaleur étouffante, la terre est éclairée par un beau soleil qui brille entre les racines, le soleil réchauffe les terriers. On pleure de bonheur. On entre dans les terriers des taupes à trois yeux. Chantal Deltenre, une poupée sans sourire dans les bras, à mes côtés, a six ans. Elle me dit : vous êtes redevenu enfant Patrick Lowie. Mes petites mains dans le dos, dans mes pensées, perdu aussi, comme toujours, elle ajoute : j'ai toujours aimé ces petits animaux parce qu'ils sont soyeux et qu'ils forment par-dessus la terre, des petites mottes, les taupinières, qui sont leurs repères, et aussi les nôtres. Venez, je vous emmène dans les tréfonds de ce tableau, de cette forêt sans nom. Nous allons rejoindre ma terre d'enfance. Les corps vont parler pour colmater nos blessures.


Publications & anecdotes

Ce portrait a été publié dans le livre Next (F9), 66 autres portraits oniriques de Patrick Lowie, publié aux éditions P.A.T.


Bio

Je suis née en 1956 dans un petit village du Pays des Collines en Wallonie, dans un milieu ouvrier. Un grand-père communiste, une grand-mère au foyer. J'ai peu connu mes parents. Le hasard a voulu que je fasse des études au lycée privé de la ville la plus proche, Ath, puis que je poursuive des études de journalisme et d'éducation permanente à l'IHECS. J'ai publié un premier livre en 1978, sur le théâtre-action. Puis j'ai travaillé pour les éditions Dupuis, j'ai été chargée de mission puis attachée de cabinet au Ministère de la Communauté française de Belgique, puis directrice de réseau pour des chaînes de télévision, dont la chaîne musicale MTV. J'ai épousé Daniel De Bruycker, nous nous sommes installés à Paris, j'ai repris des études d'ethnologie. Mes premiers terrains d'enquête m'ont amenée en Roumanie (c'est le récit de "La Maison de l'âme"). J'ai fait une analyse avec Henry Bauchau dont j'ai été ensuite l'assistante pendant deux ans. Puis j'ai fondé une association à Paris, Ethnologues en herbe, pour introduire l'ethnologie et l'anthropologie dans la classe. J'ai travaillé à l'UNESCO, commencé à publier chez Maelström grâce à Otto Ganz qui a pris mon premier manuscrit, La plus que mère, sous son bras et l'a apporté à David Giannoni. J'ai deux enfants, Hélène et Léa-Lydie, 30 et 24 ans. Depuis vingt ans, je n'ai cessé d'écrire, de faire des enquêtes d'ethnologie (grands ensembles, centre pénitentiaire de Nouméa, collecte de témoignages d'immigrés, etc.) et de voyager en Inde, au Japon, en Turquie, au Sénégal, etc. Maintenant je fais partie de l'AFEA (Association Française d'Ethnologie et d'Anthropologie), je prépare un texte sur Le Camp Est, ancien bagne reconverti en prison en Nouvelle-Calédonie, le deuxième tome de "Ecrire en marchant" et un livre sur les îles en sursis (pour l'éditeur Nevicata qui a publié mes livres de voyage).

Précisions d’usage 
Ce portrait est un portrait onirique basé sur un rêve, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie. Erreurs de syntaxe, d'orthographe ou coquilles... faites-nous part de vos remarques à mapuetos@mapuetos.com

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