Jean Cocteau est assis dans le jardin, une fenêtre
ouverte sur un demi-monde. La lune bleue a couvert toutes nos
âmes et on attend, on attend, l'imprévisible annoncé qui
n'arrive pas. Jean, qui me semblait assoupi par l'ennui de
l'instant, lève la main gauche légèrement, comme pour faire un
appel, comme pour indiquer un chemin, le énième chemin inutile
probablement et il dit sur un ton solennel qui lui est
propre : La beauté déteste les idées. Elle se suffit
à elle-même. Une oeuvre est belle comme quelqu'un est beau.
Cette beauté dont je parle provoque une érection de l'âme.
Une érection ne se discute pas.
Je m'approche de Cocteau et lui dis : Maître...
avez-vous déjà eu une érection en écrivant “je t'aime” à
quelqu'un par Messenger ?
Cocteau me répond : oui, Patrick Lowie, une seule fois, avec une seule
personne. C'était exquis.
Il pose sa main sur la table
et soulève un verre en disant : fâce à nous cette
peinture abstraite : cette montagne. La terre. Quel
magnifique spectacle !
Tout est silencieux. Il est
minuit dans la plaine. On entend des insectes et des animaux
au loin. Puis une voiture. Une décapotable, on entend la
musique, des jeunes rire. Cocteau se lève et dit : Le
rouge. La vie s'approche
.
Anbar el Mokri, accompagnée de quelques amis sont dans une
voiture. Elle regarde par la fenêtre. Tout le monde dort sauf
elle et le conducteur. Elle pose la tête sur la vitre, puis
regarde les montagnes qui s'illuminent, plusieurs couleurs
défilent sur les cols. Le spectacle est grandiose. Elle ne dit
rien à personne, elle est la seule à avoir remarqué ce qu'il
se passe. La route est encore longue. Elle s'endort. Dans son
rêve, elle est dans une autre voiture, avec d'autres amis, ils
se marrent, écoutent de la musique rythmée, se croient seuls
au monde. La voiture dérape sur la droite, prend la bordure,
le pneu avant éclate, tout le monde se marre, le moteur
s'éteint, se meurt. D'un coup, silence total, la musique se
mue, les insectes sont sourds. Bouches bées. Cocteau se lève
et dit : tiens, la vie n'est plus
..
Je comprends subitement être dans deux rêves en même temps. Ou
peut-être même dans trois univers différents. Cocteau me
cherche et ne me voit plus. Il est seul, se dirige vers la
pleine lune qui éclaire les arbres sans feuilles. Il se parle
à lui-même et à haute voix. Je n'essaye pas de le rattraper.
Je suis dans une autre dimension. Les jeunes réparent le
moteur et le pneu de la voiture puis repartent, laissant
derrière eux des traces colorées d'une musique pleine de
poésie.
Anbar el Mokri se réveille. Est-elle dans un autre rêve ?
Après avoir quitté Cocteau, je fais du stop sur une route
cabossée, une voiture s'arrête. Je leur demande s'ils vont à
Mapuetos. Une jeune fille à l'arrière, à peine réveillée me
dit : On va dans cette direction, mais à Mapuetos
personne n'y va jamais.
Je réponds : tant
mieux
. Je me présente, entre dans le véhicule et ils
m'emmènent en direction de Mapuetos mais tout de même assez
loin de ma destination. Je ne parle pas dans la voiture.
Personne ne m'adresse la parole. Je me sens même observé,
épié. Que fait un homme en pleine nuit sur cette route et
pourquoi veut-il aller là où personne ne veut se rendre ?
Etrangement, le noir de la nuit devient bleu. Un bleu royal.
Puis on sort de la route et on entre dans un champs jaune qui
devient blanc.
Vous ne rêvez pas,
me dit Anbar el Mokri, nous
sommes dans un de mes tableaux, nous sommes juste quelques
pigments guidés par mon pinceau.
Anbar el Mokri est une artiste pluridisciplinaire basée au Maroc. Elle a toujours porté la peinture comme moyen d’expression privilégié. Après plusieurs années à l’étranger, entre Montréal, Toronto et Amsterdam, elle est revenue s’installer au Maroc en 2018. Fascinée par le dialogue entre les couleurs et les formes qui l'entourent au quotidien, elle est très observatrice et utilise une palette de couleur toujours inspirée par la nature, la chaleur et la lumière du Maroc. La composition est primordiale : elle explore les objets de la vie de tous les jours, ainsi que les natures mortes à travers des couleurs éclatantes, un geste libéré et beaucoup de textures. Pour Anbar el Mokri, l'expérimentation est continue : en se sortant de sa zone de confort, elle se découvre de nouvelles capacités, de nouveaux points de vue. Le dernier format utilisé est celui de la poterie et de la céramique, qu’elle continue à explorer. Optimiste de nature, elle est animée par le pouvoir des rencontres, de la création et surtout celui de la future génération marocaine.