Soufiane Karkache est
né dans ma ville, il a grandi dans mon quartier, il vit
aujourd'hui dans la même ville que moi, ailleurs, nous nous
croisons enfin dans un rêve. Pas dans un rêve décousu de
début de nuit, pas un rêve sans fil, non plutôt un rêve
abouti. Ces rêves dont le but n'est pas de chercher, non, un
de ces rêves qui vous donne la solution, la clé d'une vie.
Je le vois, il s'entraîne, il s'entraîne et s'entraîne
toujours. Il s'entraîne depuis toujours. Il avale de
l'énergie céleste. Le football c'est sa vie, son coeur, son
âme. Je sens les odeurs si particulières du gazon et de la
boue sur les godasses qui me remontent aux narines. J'aime
cette odeur. Je me demande quand va-t-il, comme dans tous
les rêves, s'envoler au-dessus des villes, dialoguer avec un
éléphant dans l'espace, nager jusqu'à Mapuetos pendant des
jours et des nuits, sentir le vent de la mer lui gonfler la
poitrine au point de devenir montgolfière, quand va-t-il se
poser doucement dans un champs de tournesol ? Soufiane
Karkache ne rêve pas de tout ça, il s'entraîne et
s'entraîne. S'oublie. Le ballon, les ballons, la tête
endolorie, courir, foncer à perdre haleine pour réussir les
meilleures frappes. L'instinct, le coup d'oeil, un sourire
au bord des lèvres, revenir, repartir. Le rêve est épuisant.
Je sens le dormeur agité. D'un coup, le stade se remplit,
les lumières s'allument, de la vapeur sort des bouches, il
prend le ballon et jongle. Irrésistiblement. Il tire et
c'est goal ! Le stade est en feu. C'est le succès. Sa
carrière décolle. Il vit des moments joyeux. Il me
dit :
c'est exactement ce que je rêvais de
vivre !
On lui donne une coupe, une médaille, sur
son visage c'est le bonheur, sa famille est là, pas très
loin. Ils sont fiers. Il vient vers moi et me dit :
merci
beaucoup Patrick Lowie, j'espérais ce moment mais pas si
rapidement. Merci.
Je me rends compte enfin
qu'on n'est pas dans un rêve mais dans une réalité proche.
Comme une réalité anticipée. Je lui dis : est-ce que
c'est la scène que vous rêviez toutes les nuits ?
Il me répond que oui, exactement. Il est trop heureux de la
vivre enfin. Et me demande comment j'ai fait. C'est
simple, je suis entré dans votre rêve et j'ai effacé ce
rêve obsessionnel. Certains rêves empêchent de vivre la
même chose dans la réalité. En ne rêvant plus cette
victoire, vous la vivez. Je vous ai proposé de penser à
autre chose avant de vous endormir. Je vous ai demandé de
parler à un éléphant volant et de nager pour oublier. Tout
s'est enclenché à ce moment précis. Vous vous êtes
retrouvé ailleurs, dans une autre ville, puis gagner,
gagner, comme un champion. Vos rêves vous rendaient moins
fort.
Il me regarde et me dit : qui êtes-vous
vraiment ?
Je préfère ne pas répondre, je
quitte le terrain, les mains dans le dos, j'entends derrière
moi les cris de la victoire, je vais reprendre mon sac et
mes accessoires dans le vestiaire, j'entends les douches et
je me revois enfant. J'avais aussi envie de devenir champion
à douze ans mais la réalité m'a transporté ailleurs vers
d'autres étoiles : dans les livres, les mots, les rêves. Je
quitte le stade. J'entre seul et à pied dans les rues de la
ville. Anderlecht et le Wydad dans le coeur. Je shoote dans
une bouteille en plastique vide qui s'envole au-dessus des
bâtiments de la ville. Les écrans plats Led montrent partout
les images de Soufiane Karkache en vainqueur. Et se rendre
compte qu'on n'a pas forcément besoin d'être exposé pour
être leader. On peut jour après jour, même en écrivant des
portraits oniriques, faire des miracles.