écrire un portrait
onirique
c'est comme un portrait de Picasso peint par Dali
ce n'est plus de la peinture c'est de la poésie
Bonsoir Fadila, il y a quarante-huit ans je suis venue
dans ton rêve, tu avais quatre ans. Tu habitais à
Molenbeek, dans un appartement au quatrième étage sans
ascenceur, au-dessus d'un restaurant chinois. Cette
nuit-là, je suis venue dans ton rêve avec deux amis
musiciens, nous étions tout de blanc vêtus, nous voulions
venir te chanter une chanson : “La mélodie des rêves
oubliés”, nous voulions te prévenir, t'avertir, te
protéger, nous étions habillés de toges blanches, à
l'époque j'avais des cheveux blonds, j'avais de longues
tresses remontées sur la tête, c'était à la mode. Nous
avions oublié nos instruments de musique, j'ai d'abord
fredonné mais tu ne te réveillais pas, j'ai essayé de te
parler mais dans le rêve, tu dormais. Puis tes yeus se
sont ouverts, tu avais l'air effrayée de nous voir, tu
étais très jolie, je t'ai dit : “n'aie pas peur”, tu as
crié : “je veux voir ma mère, je veux voir mes parents”,
tu es sortie du lit, main dans la main nous avons marché
dans l'appartement, on a visité toutes les pièces, tes
parents dormaient….
Si Nougé a été la tête la plus forte du surréalisme et de
l'onirisme en Belgique, d'autres sont également importants,
je pense à Marcel Lecomte, à l'anti-moraliste Louis
Scutenaire, à Achille Chavée, à Marcel Mariën et bien sûr à
E.L.T. Mesens. J'écris
bien sûr
, parce que vers la
fin des années 80, j'habitais à quelques mètres de la maison
natale de Mesens à Bruxelles et que j'avais mis un point
d'honneur à faire mettre une plaque commémorative (enlevée
depuis) par les autorités. J'allais souvent voir ses œuvres
au musée sans trop savoir pourquoi. Attiré sans doute par
quelque chose que je ne comprenais moi-même pas du tout à
l'époque. Quelques mois avant j'avais organisé le Festival
de l'Inconscience à Bruxelles, il n'y eut qu'une seule
édition et probablement la meilleure. Mais quel lien avec
Fadila Laanan ? Oui, Achille Chavée était avocat. Et alors ?
Ne me demandez pas si je suis dans la réalité ou dans le
rêve, je viens de me réveiller avec des images étranges,
j'assistais à une projection super-8 où je me voyais avec
mon frère, on était à vélo, puis d'un coup nous ne nous
sommes pas arrêtés et nous sommes tombés tous les deux dans
un ravin. Je suis dans mes pensées oniriques, j'écoute
The
Doors
, comment est-il possible de rêver aujourd'hui
autre chose que ce que nous vivons entre quatre murs ?
La nuit est sombre, je cherche les étoiles, je ne vois dans
le ciel que des milliers d'éclairs au chocolat, j'entends
des voix :
Patrick Lowie ? Vous ici ? Incroyable ? Vous
appréciez aussi ce ciel-pâtissier ? Vous ne me
reconnaissez pas ? C'est moi, Fadila Laanan. La dernière
fois que nous nous sommes vus vous m'aviez posé une
question, oui je sais la question n'était pas posée ainsi
mais c'est bien comme cela que je l'ai comprise : quel
lien invisible nous lie ? Et bien, figurez-vous désormais
je le sais : le lien invisible est que nous savons tous
les deux d'où nous venons.
Qu'en pensez-vous ?
Je ne savais pas trop quoi répondre. Cette voix belle et
rassurante, dans l'obscurité d'une nuit qui me prenait à la
gorge, me ramenait à une autre réalité. Elle n'avait pas
tort, il y a dans les rapports simples, sans
arrière-pensées, une noblesse produite par cette conscience
de savoir d'où l'on vient.
Elle me raconte le rêve qu'elle a fait quand elle avait
quatre ans. J'imagine la scène. Je lui dis :
vous vous
souvenez de la mélodie ?
Cette femme blonde vous
a-t-elle fait une promesse ?
Elle me répond :
oui,
elle m'a dit : "je reviendrai, je reviendrai te voir".
Mais elle n'est jamais revenue.
En baissant la tête
je lui dis :
elle va revenir bientôt, elle va vous
emmener sur de nouveaux chemins.
Ils vont
admettre leurs erreurs.
L'ennui est parfois au
rendez-vous puis la vie rêvée reprend du poil de la bête.
Soyez attentive en dormant, ils reviendront, sans oublier
les instruments.
Je me tais pendant de longues minutes, j'observe
toujours le ciel. Elle ajoute :
mais que faites-vous ici
?
Je m'assieds et je découvre derrière moi des
spectateurs baignés dans un halo gris fait d'ombre et de
fumée de cigarette, nous sommes sur la scène d'un théâtre.
Je lui dis mollement et d'une gaie mélancolie :
j'attends
que tombent les éclairs au chocolat.
Fadila Laanan, née le 29 juillet 1967 à Schaerbeek (Bruxelles), est une femme politique belge de langue française, née de parents marocains naturalisés belges. Elle est licenciée en droit et spécialisée en droit public et administratif de l'Université libre de Bruxelles (1993). Engagée dans le Parti socialiste, elle est plusieurs fois ministre au sein du Gouvernement de la Communauté française de 2004 à 2014, puis secrétaire d'État au sein du Gouvernement de la région de Bruxelles-Capitale, de 2014 à 2019. Depuis le 18 juillet 2019, elle exerce la fonction de députée au Parlement bruxellois (source : wikipedia).