Izumo no Okuni

Izumo no Okuni

Le portrait onirique de Izumo no Okuni

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Dans le rêve, un homme me parle du Japon d’hier et du Japon d’aujourd’hui. C’est toujours particulier de rêver d’un endroit qu’on ne connaît pas. Je ne sais absolument pas comment je suis arrivé ici, dans ce piano-bar de Minato city. On me sert du nihonshu dans un verre qui fuit comme une fontaine fêlée. J’éponge avec ma langue devenue blanche à la longue, une langue que je ne sais plus saquer. Un homme joue au piano, sans être sûr qu’il soit vraiment là, mais je le vois et je l’écoute. Il aiguise mes oreilles, ses notes dénotent d’un rapport contrarié à la mélodie. Je me demande pourquoi un si grand piano dans un si petit bar. J’essaye de coucher les fins trous du verre qui se remplit presque tout seul. J’entends l’homme en face de moi dans les moments de silence de l’autre homme, au fond de la salle, avec son piano à queue. À une autre table, Ahmed Jawad prend feu, s’immole, revendique, l’oublié du théâtre marocain, il m’observe en brûlant me demandant pourquoi n’ai-je rien fait. Je me sens coupable et je répète à voix basse : pas de pouvoir, pas de pouvoir, pas de pouvoir. L’homme en face de moi, cesse de me parler, il enlève son maquillage avec des mouchoirs rouges, en tissu brodé, le pianiste prend des airs comme s’il jouait au billard, bombe le torse puis penche la tête. Sans maquillage, Kyou (oui, mon interlocuteur s’appelle Abricot) n’est plus le même homme, en enlevant ses vives rayures rouges du visage, sa voix change et perd de sa puissance. Le serveur, Takeshi, barbe très noire, regard sombre, sourcils bleu foncé, nous apporte six belles bouteilles de cet alcool de riz parfois fruité et qui me brûle (et me troue peut-être aussi) l'œsophage. Toutes ces personnes connaissent mon prénom, ils me répètent tout le temps : comprenez-vous Monsieur Michio ? J’avais beau leur rappeler mon nom, Patrick Lowie, ils persistaient avec Michio qui, comme vous le savez, signifie L’homme sur la bonne voie. Franchement, d’un coup, je me suis demandé si mes rêves ne me trompaient pas en me faisant faire fausse route dans toutes ces régions du monde et sur tous ces chemins oniriques. Abricot s’approche de mon visage avec un regard sévère presque menaçant. Il me dit : vous ne me reconnaissez pas Michio ? C’est moi, Okuni ! Vous voyez bien que je suis une femme ! Mon rôle était parfait n’est-ce pas ? Elle se lève et d’un tour de passe passe, je la vois miko, je la vois assister les prêtres au sanctuaire d’Izumo, puis je la vois danseuse à Kyoto et finalement interprétant dans la rue, avec d’autres femmes, ce théâtre populaire que j’aime tant. Le serveur est une femme aussi, un autre rôle, d’autres formes, une voix qui embrase mon âme. Okuni embrasse le serveur, elles flirtent. Le pianiste entre en transe, se croit entre deux violonistes et trois flûtistes du Tokyo Philharmonic Orchestra, mais il est seul jouant probablement à merveille ses plus belles partitions. Il se lève et c’est une femme, elle aussi. Je pense à ce moment de vibrations entre la musique, la danse et les visages des comédiennes, tout cela me transporte dans un nouveau monde onirique, presque irréel, une forme de réalité défragmentée, qui rebouche les trous de mémoire et transforme les neurones en espaces vides où s’engouffrent les vents alizés. Le saké a définitivement inondé nos sangs, les belles oreilles de fleur de riz colorent les quelques soubresauts orgasmiques qui semblent me délivrer, incontrôlables mouvements, râles, pleurs, exhortations échevelées, saupoudrées de mots salaces font les belles heures de l’imaginaire collectif sur ce à quoi doit ressembler le théâtre. Ou pas. Laissant sur la rive déserte celles et ceux qui ne vivent pas cette expérience ou qui ne veulent rien entendre de la noblesse de la vie. Nous sommes assommés toutes les quatre secondes de : il faut vivre !, comme si vivre avait plusieurs définitions. Nous vivons tous. Les cinq femmes, dont quelques prostituées, se prennent par la main, sortent du bar, encore maquillées, habillées en hommes, notamment en guerrier, kabukimono rouge, portant une coiffure masculine et les deux sabres du samouraï à la ceinture. Je veux les suivre et en sortant, je comprends que nous sommes à Kyoto, le long de la rivière Kamo. Le spectacle est saisissant, c’est ici que souffle la liberté d’expression dans les oreilles de tous et où l’art du théâtre prend tout son sens. Sans liberté d’expression, avec l’autocensure, la censure, la morale, le conformisme, le plagiat, la peur, le théâtre n’existe pas. L’art n’existe pas. Et quand l’art n’existe pas, les artistes s’immolent. Les danses d’Okuni et de ses amies transcendent les classes sociales, les genres, poussant les bourgeois et les conservateurs dans leurs pires retranchements pour abolir, excommunier, tuer, emprisonner, relativiser, faire semblant d’aimer l’art, commercialiser l’âme, financer les horreurs d’un monde désormais sans très grande profondeur. Des militaires, protecteurs d’un monde sans vie, coupent les cinq femmes au sabre après une rixe que je pensais faire partie du spectacle. Le sang bouscule l’écosystème de la rivière Kamo, la nuit emporte tout sur son passage même le cri de ces merveilleuses femmes. Je suis probablement sur la bonne voie.


Publications & anecdotes

Ce portrait a été publié dans le livre Le totem d'Imyriacht (2023) aux éditions maelstrÖm.

Cliquez sur la couverture du livre pour plus d'informations.

Bio

Izumo no Okuni, créatrice au XVIème siècle du théâtre Kabuki, le théâtre des gens du peuple.... mais en 1629, l’interdiction de la pratique du Kabuki aux femmes sera promulguée (par des hommes). Alors qu'à sa création tous les rôles étaient joués par des femmes, les femmes seront « excommuniées » du Kabuki jusqu’en 1868. Voilà pourquoi encore aujourd’hui, ce sont des hommes déguisés en femmes qui jouent dans le théâtre Kabuki. Imaginez maintenant que ces mêmes conservateurs perçoivent le mouvement drag queen comme une déviance de la société....

Précisions d’usage 
Ce portrait est un portrait onirique basé sur un rêve, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie. Erreurs de syntaxe, d'orthographe ou coquilles... faites-nous part de vos remarques à mapuetos@mapuetos.com

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