Serge Noël
Le portrait onirique de Serge Noël
Partager
Sa voix au téléphone est jeune, comme si elle me transportait dans les années 70, je sais, c'est idiot de penser qu'une voix puisse nous transporter dans une autre époque. Sa voix est guerrière, flamboyante, virevoltante, elle me raconte des histoires, des rumeurs, des politiques, des infâmies, des utopies, des absurdités, des beautés aussi. Il me dit : mon cher Patrick Lowie, je vais m'asseoir dans le fauteuil et écouter vos rêveries. Je ne comprends pas pourquoi il utilise le vouvoiement. Une provocation ? Il rit fort puis continue : vous m'étonnerez toujours cher ami. Après votre récit, je vous raconterai deux rêves que j'ai fait à quelques nuits d'intervalle, même si je ne m'en souviens plus très bien… ça va peut-être me revenir en vous les racontant. Je commence mon récit, mais au fur et à mesure que je raconte mon rêve avec l'ours j'ai l'impression de m'éloigner des véritables raisons de mon appel. Pour quelle raison devais-je appeler Serge Noël ? Lui dire que j'ai relu ses poèmes anciens, ses premiers mots, lui dire que je l'appréciais, ça il le sait. Je me sens hésiter, trébucher dans les mots, je me vois glisser dans une forêt d'eucalyptus, le parfum même des huiles essentielles me montent dans les narines, je m'effondre, m'écroule, m'évanouis. Allô ? Allô ? Ici Serge, vous êtes toujours en ligne ? Écoutez, je ne comprends pas ce qu'il se passe, dans ma maison, vous savez ma maison pleine de grandes pièces ouvertes… figurez-vous que des centaines maintenant des milliers, une foule de gens que je ne connais pas affluent. Que puis-je faire ? Je ne peux rien faire n'est-ce pas ? Aidez-moi Lowie, je vous en supplie.
Je reviens petit à petit à la vie réelle, je sors du rêve, je suis dans la forêt, un immense ours, je veux dire trois ou quatre fois plus grand que la normale, me regarde, des fourmis se promènent sur mon corps, mes mains, mes jambes, mon corps sont envahis de centaines, de milliers, une foule de fourmis. J'en sens même quelques-unes dans les yeux, elles sortent et tombent à la place des larmes. Pourtant je ne pleure pas. L'ours s'avance trop lentement à mon goût, j'aimerais qu'il me tue d'un coup, cette peur de me faire déchiqueté vivant par l'animal me provoque des tremblements, un peu comme quand je lis des poèmes en public. J'ai toujours le téléphone collé à l'oreille droite, après un long silence il me dit : vous êtes toujours là cher ami ? Vous voulez que je vous chante la Brabançonne, l'hymne nationale belge ? Il rit, rit très fort… son rire fait fuir l'ours. Il poursuit : je vous raconte : mon deuxième rêve est lié à la nourriture, dans le rêve j'avais faim, j'essayais de me nourrir, mais les fruits, les légumes, etc... m'échappaient des mains en permanence. J'en ai surtout retiré une étrange sensation d'impuissance.
Dans ce rêve, je me souviens surtout de ne rien lui avoir raconté, rien à propos des fourmis, de l'agression de l'ours des forêts, de la clairière, du câble jaune du téléphone fluo, de la distance qui nous sépare, des mots qui nous rapprochent. Je lui dis : merci pour tout . Au même moment, je prends une feuille blanche pour écrire des mots qui me passent par la tête, en écrivant, des fourmis sortent de mes doigts pour se transformer en taches d'encre.
Publications & anecdotes
Bio
Serge Noël est décédé le 27 octobre 2020. Ce portrait a été écrit de son vivant et avec sa participation.




