Barbara Abel

Le portrait onirique de Barbara Abel

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Le malheur est un fardeau qui, à l'inverse du bonheur, ne se partage pas , un homme très mince comme l’Homme au doigt de Giacometti, répète cette phrase à haute voix, en criant même, s’arrachant les amygdales. Il court et saute dans les flaques d’eau à l’entrée d’un bâtiment administratif d’une ville oubliée. L’ambiance est maussade et les quatre-vingt-quatre nuances de gris impactent la cité et ses quelques habitants trop vieux pour copuler. L’homme tombe, se brise la nuque, crache ses poumons, un robot s’approche et lui dit avant de mourir : le bonheur ne se partage pas non plus. Parfois mes rêves enjolivent ma vie mais trop souvent, ils m’étouffent, me font perdre du temps et mon indépendance. Je suis assis à la terrasse d’un café, le vent emporte tout, des grêlons de la taille de balles de golf visent des pigeons qui meurent sur le coup. La vision est apocalyptique. Il y a toujours pire bien sûr, comme les images de meurtres, d’assassinats, de génocides et de guerres, comme les voix d’une intelligence perdue dans la masse de pixels générés par l'obscénité. Dans le rêve, je me dis : l’homme ne perd pas son intelligence parce qu’il crée des objets intelligents , mais il les crée justement parce qu’il sent que son intelligence décline . Mon rêve, une espèce de philosophie onirique, me propose une perspective ironique voire désenchantée des progrès technologiques, qui pousse à me demander si la création d'intelligence artificielle n'est pas, en partie, un aveu d'impuissance face à nos propres fragilités cognitives. Le robot a raison : plus rien ne se partage . Je pense être dans cette ville parce qu’ici il n’y a pas de touristes, mon rêve d’aujourd’hui est d’aller là où personne ne va, juste quelques habitants et des voyageurs artistes, ethnologues ou écrivains. Cette ville n’a pas de nom, pas de mairie, pas d’habitants, pas d’experts, pas d’insuline, pas d’éclairs au chocolat. Des vents violents augmentent la perception d’une vie vulnérable. Une sirène et des appels dans une langue que je ne comprends pas traversent un monde rigide et métallique. Les toits en tôle ondulée génèrent un boucan pénible lorsqu'il pleut. 

J’essaye d’ouvrir les yeux, je sens le tremblement des paupières, je sens le spasme volontaire des muscles situés sous l'œil. J’entends la voix d’une femme : Patrick Lowie, réveillez-vous ! Réveillez-vous ! Vous dormez dans ce hamac depuis quarante-huit heures ! Réveillez-vous ! Mais je ne me réveille pas. Je me vois toujours assis dans ce décor digne d’un film de Fritz Lang, coincé entre deux pensées inutiles, car plus personne ne m’entendra, plus personne ne m’écoutera, plus personne n’agira. Au loin, une femme traverse la place aux côtés d’un immense tigre du Bengale, à la fourrure rousse et noire. Elle vient dans ma direction. L’animal m'effraie, il est anormalement énorme. La femme se présente : j’observe que vous êtes réveillé enfin, je me présente, Barbara Abel, autrices de romans policiers. Je pensais que le hamac était un autre songe, mais elle voulait que je me réveille dans ce même rêve. Elle s’assied à ma table pendant que son tigre domestique avale les grêlons. Elle poursuit : je vous ai convoqué parce que j’aime beaucoup vos portraits oniriques, votre écriture, votre vision désenchantée de l’humanité en quête de sens, dans un lieu où tout semble déserté, même l’espoir. J’aimerais vous faire part d’un rêve qui me procura beaucoup d’émotion à l’époque, j’avais dix ans. Le rêve, le voici : je me réveille dans ma chambre, chez mes grands-parents au Portugal. Au pied de mon lit dort un immense tigre. C'est un animal sauvage très impressionnant, mais je sais qu'il ne me fera pas de mal. En vérité, nous sommes amis. C'est même mon ami le plus fidèle. Il est là pour me protéger. Je me lève et il se réveille. J'accomplis les tâches de la journée, le petit déjeuner, la toilette puis je sors dans la rue. Il me suit partout. Il est très protecteur. Nous sommes parfaitement complices et j'éprouve une grande fierté de marcher avec lui. Dans la rue, les gens sont effrayés, mais je fais semblant de rien, comme si c'était normal de se promener aux côtés d'un animal sauvage de cette envergure. Je suis parfaitement heureuse. Ce rêve est si intense que, lorsque je me réveille et que je réalise que le tigre n'existe pas, je ressens une vraie tristesse, un manque, comme si j'avais perdu quelqu'un de cher. 

Pourtant , lui dis-je, le tigre est bien là aujourd’hui, à vos côtés. Elle se tourne mais ne voit rien. Je montre l’animal du doigt, mais il semble que le tigre du Bengale soit transparent à ses yeux. Des autruches déplumés traversent la place à grande vitesse, des visages apparaissent dans les nuages, la ville change de couleur, d’abord jaune puis sépia. Je sens mon corps figé, comme s’il ne bougeait plus depuis des années. Je ne suis plus assis à la terrasse ni couché dans un hamac. Les mots ne me viennent plus, je me sens perdu dans les méandres de la conscience, d’une conscience non renouvelée. Le tigre, félin à l’âme humaine, s’approche, ouvre sa gueule, immense, comme pour mieux me bouffer. Il m’avale. À l’intérieur de son corps, je découvre un autre monde : des indices, des preuves, des affaires classées, des ADN, un carnet avec des pages manquantes, une photographie d’Olga Vaz, la mère de Marceau Ivrea, tout tourne dans l’animal comme un maelström. 

Le voyage à l’intérieur du tigre est un passage vers une boucle infinie de rêves et de souvenirs. Je vois des morceaux de mes pensées se transformer en slogans publicitaires d’un monde mal formé, je vois des pages du dernier livre de Barbara Abel se détacher pour former des boules d’encens, offrandes de vérités invisibles. Je vois des fragments de vitres rouges qui flottent entre deux liasses de dollars. Je vois des versions alternatives de l’autrice, des versions étonnantes, des versions bouleversantes. Tout s’enfonce dans les strates de ma propre mémoire. J’adore sa plume, j’adore ses intrigues, j’adore ses personnages. Elle me dit : je sais qui veut vous tuer, je connais les noms de vos futurs assassins. Approchez votre oreille, détachez-la, offrez-la moi, vous saurez tout. J’obtempère, je détache l’oreille droite - la plus obtue - de ma tête et la dépose dans la paume de ma main gauche, celle du cœur, j’allonge le bras doucement. C’est bien, écoutez les murmures, restez concentré, vous allez entrer dans une autre dimension. Je ne sais plus où je suis, probablement toujours dans le ventre du tigre, avec le désir d’y rester.  Le chaos tourbillonnant de souvenirs et de récits fragmentés se transforme en un kaléidoscope terrifiant : les moments de joie intense juxtaposés à un désespoir écrasant. Le tout rendu dans la logique étrange et déformée d'un rêve fébrile qui s'effacera grâce au vent. Les boules jaunes curry d’encens brûlent et dégagent mille couleurs et mille parfums. Les éclats de verre rouge symbolisent la nature corrosive de l’ambition et la fragilité des illusions. Elle prend mon oreille et la colle sur son front, acte symbolique de soumission de ma part. J’entends désormais les vérités les plus sombres sur moi-même et mon existence. Ma vie est un polar, je n’en avais pas conscience. Je m’ennuie dans le ventre de cet animal onirique. Je sors du corps de la bête. 

Barbara Abel est face à moi, elle me ressemble, elle me dit tout le mal qu’elle pense de moi et cela me fait du bien. Je me sens plus léger, capable d’un nouveau départ. Elle agite un petit drapeau gris souris et me dit :  je viens de vous offrir une nouvelle version de vous-mêmes. Elle est magnifiquement labyrinthique, débordante de symboles et de métaphores complexes qui explorent la mémoire, le pouvoir de l'inconscient, et la fragilité des illusions humaines. L'intrigue onirique de votre nouvelle vie évoquera des thèmes de rédemption, de déconstruction de soi, et d’un examen de la nature de l'identité. Elle prend son tigre par le collier et quitte le rêve sans se retourner. Je sors le carnet et la photographie de mes poches, je contrôle l’état de mes oreilles et j’entends à nouveau la mer. La métamorphose éblouit la grand place du village et a remis les six-cent-soixante-six pendules à l’heure.


Publications & anecdotes

Ce portrait a été publié en janvier 2025 dans la revue Le Carnet et les Instants n°222, Lettres belges de la langue française.


Bio

Née en 1969, Barbara Abel est férue de théâtre et de littérature. A 23 ans, elle écrit une pièce de théâtre, « L’esquimau qui jardinait ». En 2002, son premier roman, « L’instinct Maternel », reçoit le prix Cognac. Son deuxième roman,« Un bel âge pour mourir », est adapté pour France 2 en 2008 avec Emilie Dequenne et Marie-France Pisier dans les rôles principaux. S’ensuivent cinq thrillers psychologiques entre 2005 et 2013, parmi lesquels « Derrière la haine », prix des lycéens 2015 et adapté au cinéma par Olivier Masset-Depasse sous le titre « Duelles », qui lui-même fait l’objet d’un remake américain avec, dans les rôles principaux, Jessica Chastain et Anne Hataway, sous le titre « Mother’s Instinct », sortie prévue en 2024. Entre 2009 et 2014, elle est chroniqueuse à « Cinquante degrés nord », magazine culturel quotidien diffusé sur Arte Belgique. Elle rejoint ensuite les éditions Belfond où elle publie quatre nouveaux thrillers, tous édités aux éditions Pocket pour la version poche et traduits en plusieurs langues. Elle cosigne avec Sophia Perié « Attraction », série belge qui remporte le prix de la meilleure série étrangère au festival de la fiction de La Rochelle en 2022. La même année sort « Les Fêlures », aux éditions Plon. En 2024, elle publie un nouveau thriller aux éditions Récamier, et travaille, toujours avec Sophia Perié, sur la saison 2 de la série « Attraction ».

Précisions d’usage 
Ce portrait est un portrait onirique basé sur un rêve, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie. Erreurs de syntaxe, d'orthographe ou coquilles... faites-nous part de vos remarques à mapuetos@mapuetos.com