J'aimerais écrire un portrait onirique ce soir mais où
vais-je trouver l'inspiration ? Fermer les yeux, poser la
tête sur les mains et souffler de l'intérieur. Souffler,
inspirer tellement fort que les cheveux se raidissent.
Voilà, ça vient, les mots se bousculent.…apparaissent....
une femme à ma table me dit : vous écrivez les portraits
? Je ne savais pas que nous étions des personnages de
votre imaginaire onirique. Ceci dit, vous avez de très
beaux yeux.
J'étais en train de boire du thé blanc et
d'écrire sur du papier, un stylo à l'encre mauve au bout des
doigts, je prends une pause et je lui dis : vous aussi
vous aurez un jour de beaux yeux. La beauté des yeux c'est
comme la langueur d'une voix, ça se travaille.
Dans le rêve, je ressens le besoin de me promener dans une
forêt, de m'approcher des arbres, les enlacer, poser mes
lèvres sur l'écorce. Je ne dors pas de toute la nuit,
persécuté par des intentions qui sont plus faciles à
imaginer qu'à mettre en action. Le jour devra se lever très
bientôt, malgré un brouillard vénéneux plutôt noirâtre qui
cache l'aube, qui cache les arbres engourdis par la nuit,
les oiseaux ont renoncé à s'aventurer au grand jour. Ce
matin donc, avant de sortir, j'ai téléphoné à Claude Miseur,
poète renommé et descendant d'un comptable breton chargé des
comptes municipaux au XIIIème siècle, c'est ce qu'il essaye
de me faire croire depuis quelques années déjà mais je n'ai
jamais mordu à l'hameçon. Je lui ai donné rendez-vous à la
clairière, où il n'était pas rare de croiser un cerf, et où
nous avions pris l'habitude de méditer une heure durant sur
la poésie et son inutilité manifeste. Il est
particulièrement souriant ce matin, décontracté, il porte un
jean troué, un t-shirt blanc personnalisé avec la tête d'un
superbe élan, l'essuie-main blanc autour du cou comme s'il
revenait d'un entraînement de tennis. Il s'approche de moi
avec une énergie intense sans son papillon rouge. Il me
lance au visage Next (F9) ! Quelle mauvaise idée d'avoir
choisi ce nom pour archiver vos rêves mon cher Patrick
Lowie, vous délirez mon pauvre ami. Vous auriez pu trouver
un nom plus poétique. Pourquoi pas Sortie de Secours ou La
terre vue de la lune, tant que vous y êtes ! Depuis le
début de nos méditations, vous vous adressez à moi comme
si j'étais le pape de la poésie, le Bouddha des
bucoliques, le maître des alexandrins, … aujourd'hui
inversons les rôles. Et je vous poserai d'emblée la
question : sommes-nous nous-mêmes ?
Sa vivacité
cachait une autre vérité, je sentais son besoin de me
raconter le rêve qu'il fit cette nuit, l'élan au corps.
Asseyons-nous, mais avant de méditer je dois vous
raconter mon rêve de cette nuit. J’escaladai le versant de
mon premier sommeil comme une paroi de mots balbutiés la
veille, mais le vent se leva me semblant ivre et pas une
prise n’était stable, tout était, ainsi que moi-même,
friable. Un vertige me prit, mes jambes se dérobèrent vers
mon cou et je tombai la tête la première au creux de mon
oreiller de plumes. Il ne faisait pas encore jour, la nuit
commençait à se faire rare mais aucun indice vraiment pour
me renseigner sur l’heure qu’il pouvait être. C’est alors
que me surprit une peur plus familière encore : il fallait
d’urgence choisir le personnage que j’allais devoir
endosser dès le lever et cela jusqu’au soir... et au-delà.
J’avais perdu le texte de mon rôle et pas moyen de me le
remémorer. Quand aux fringues, n’en parlons pas ! J’en
avais les jambes comme coupées, sans sensations, mais
démangées par cette irrésistible nécessité de fuir tout en
se débattant dans une mare que j’éprouvai de sable
mouvant. Tout cela en sueur et la gorge sèche pour s’être
endormi en osant rêver d’être soi-même.
Je ne l'avais
pas quitté des yeux, il avait raconté tout cela avec une
telle douceur que son récit valait mille méditations. Il
poursuit : alors, dites-moi, cher maître des mots rêvés
me laisserez-vous un jour accéder au temple des
magiciennes à Mapuetos ? En parlerez-vous un jour au grand
public ? Le secret de Mapuetos est là, non pas dans
l'interdiction d'en parler mais dans l'indicibilité de
l'expérience que l'on vit, n'est-ce pas ?
En observant l'élan s'échapper du t-shirt du poète sacré et
le voir fuir vers la ville comme si l'animal avait peur de
son monde naturel, je fais la promesse à Claude Miseur de
l'emmener au temple des magiciennes tout en lui dévoilant le
secret de Next (F9). Je lui dis : lorsqu'on appuie sur
F9 et sur une deuxième touche qui symbolise Next, le
suivant, sur le clavier d'un ordinateur, vous entrez dans
une partie invisible du disque dur
. Le poète m'arrête
d'un geste brusque : vous délirez mon ami, vous délirez
!
Né à Bruxelles en octobre 1953. Tombé très
tôt dans la marmite de la Poésie grâce à une mère
flamande et francophile. Premiers textes remarqués par
Jacques Antoine, Jane Tony, Pierre Seghers et Jean
Dumortier. Collaboration régulière à diverses revues
littéraires, trois ouvrages publiés à ce jour.
Administrateur à l’Association des Écrivains belges de
langue française (AEB) et à la Maison de la poésie
d’Amay. Anime à l’AEB les Apéritifs des Poètes.
Claude Miseur est décédé dans la nuit du 5 au 6 avril 2021. Ce portrait a été écrit de son vivant et avec sa participation.